Voici une brève histoire du monachisme, à travers 21 siècles. Quel autre monument mieux qu’une abbaye peut incarner autant l’histoire d’une region, d’un pays ? Mémoire des pierres, mémoire des hommes qui décidèrent de s’isoler et entreprirent d’habiter ensemble, unis dans la prière, le travail et le silence. « Bernard dans le vallon, Benoît sur la colline » selon un vieil adage partageant Cisterciens et Bénédictins, moines blancs et moines noirs. Entre le nord et le sud, l’ouest et l’est, que de vallons et de collines à parcourir sur les chemins du silence, loin du monde pour être plus près de Dieu.
Sommaire
- Les esséniens et les manuscrits de la mer Morte
- Antoine le Grand et ses fameuses “tentations”
- Anachorétisme et cénobitisme, les deux modèles du monachisme occidental
- Un soldat romain, Martin “athlète de Dieu” évangélise la Gaule
- Face aux invasions germaniques, les cloîtres résistent
- Saint Benoît et sa règle, chef-d’œuvre de clarté, de modération et d’équilibre
- Portrait de Saint Benoît selon le pape Grégoire 1er, promoteur de la règle bénédictine
- L’épopée des moines irlandais en Bretagne et en Gaule
- Quand Charlemagne fait des monastères, des bastions de la puissance temporelle
- Comment se vit la règle bénédictine au quotidien ?
- Sous l’Empire franc, tous les moines sont bénédictins
- Du siècle de fer (le Xe siècle) naît l’empire clunisien
- Cluny devient le plus grand sanctuaire de la chrétienté
- XIIe siècle, le siècle des cisterciens et de l’émergence du gothique
- Bernard de Clairvaux, la grande figure de Cîteaux
- Le temps des hérésies et de l’inquisition
- L’essor des ordres mendiants (Franciscains, Dominicains, Carmes)
- XIVe siècle, le chaos : guerre de Cent Ans, peste noire et Grand Schisme (Rome contre Avignon)
- XVIIe siècle, le siècle des dévots
- Mauristes et Trappistes
- La Révolution française face à des milliers d’abbayes vides
- Au XIXe siècle, retour des moines et restauration de l’ordre bénédictin
- Ces nouvelles communautés religieuses (Fraternités de Jérusalem)
Ne cherchez pas les racines du monachisme occidental en Gaule ou en Italie. Elles sont en Égypte et en Palestine. L’époque qui précède la naissance de Jésus voit en effet des sectes judaïques s’installer dans le désert de Basse-Égypte. Ce sont pour la plupart des communautés d’ascètes. L’une d’entre elles, les thérapeutes, a été décrite par un philosophe grec d’origine juive, Philon d’Alexandrie.
I- Les esséniens et les manuscrits de la mer Morte
Une autre de ces sectes s’est implantée en Palestine : ce sont les esséniens, dont on connaît l’existence par les manuscrits retrouvés sur les bords de la mer Morte*. Ils sont établis à Qumrân, sur la rive nord-ouest. Vêtus de vêtements blancs, ils vivent dans l’attente d’un maître de justice, que certains reconnaîtront en Jésus. Extraordinaire destin que celui de leur bibliothèque, qui échappa au saccage des Romains de l’an 68 pour n’être mise au jour qu’à partir de 1947 ! Parmi les livres découverts, on a retrouvé leur manuel de discipline, qui préconise le célibat, l’ascétisme, la purification rituelle et la communauté de biens.
*Manuscrits de la mer Morte, ou manuscrits de Qumrân, du nom des grottes au pied de la mer Morte où ils furent trouvés en Cisjordanie entre 1947 et 1956. C’est sans doute l’une des plus importantes découvertes archéologiques de tous les temps. Il s’agit d’un ensemble de parchemins et de fragments de papyrus (25 000 au total) principalement en hébreu, mais aussi en araméen et en grec. Ils décèlent la plus ancienne version de l’Ancien Testament connue. Les documents les plus anciens remontent au IIIe siècle avant Jésus-Christ et, le plus récent, a été rédigé en l’an 70, au moment de la destruction du second Temple juif par les légions romaines. D’après des recherches d’ADN, ils ne proviendraient pas du lieu où ils ont été découverts. Pourtant de nombreux experts pensent qu’ils ont été écrits par les Esséniens, une secte juive dissidente qui s’était retirée dans le désert de Judée vers ces grottes à Qumrân.
II-Antoine le Grand et ses fameuses “tentations”
Mais le véritable fondateur du mouvement érémitique chrétien, c’est Antoine le Grand (231-356), dont Athanase (295-373), patriarche d’Alexandrie, nous a dépeint les fameuses « Tentations ». S’il vécut toute sa vie en Égypte, son influence fut considérable et s’étendit bien au-delà, en Syrie surtout, qui connut une floraison d’ascètes. Ses moines (du grec monos, seul) sont des ermites. Ils vivent isolés dans des huttes, des tombeaux ou des cavernes, ce qui leur vaudra le nom d’anachorètes (du grec anakhôrêtês, qui se retire). Le dimanche, ils se réunissent pour prier et partager un repas autour d’un oratoire. En guise de travail manuel, ils confectionnent des objets en vannerie et en bois. Mode de vie somme toute assez proche de celui de nos Chartreux d’aujourd’hui…
Mais cette quête de Dieu dans la solitude du désert fait déjà l’objet des premières controverses : on leur reproche des détournements, des excès en tout genre, une forme de compétition dans la pratique de l’ascétisme et de la macération (mortification du corps) et le caractère douteux de certaines vocations, qui parfois ne servent qu’à échapper aux obligations militaires ou tout simplement aux impôts.
III- Anachorétisme et cénobitisme
Vers 320, en Égypte toujours, mais cette fois dans la région de Thèbes (d’où le nom de thébaïdes donné aux premières communautés de moines), Pacôme (286-346) impose sa règle, dont nous connaissons la version établie par saint Jérôme. Il crée de véritables villages d’hommes et de femmes, construits autour de l’église, où chaque maison abrite un corps de métier. Il innove donc en introduisant le principe de la clôture, qui distingue le monastère du couvent. Derrière l’enceinte, le moine accepte de s’enfermer pour la vie. Ainsi naissent les cénobites (du grec koinos bios, vie en commun), qui partagent une même vie, portent le même habit, prennent ensemble leurs repas et participent aux offices et à l’eucharistie. Le chef du village est nommé par Pacôme lors des assemblées générales. Après l’Égypte, la Palestine, la Syrie et la Cappadoce, on verra bientôt la Gaule, l’Italie, l’Espagne et l’Afrique se peupler de communautés de moines. Anachorétisme et cénobitisme seront les deux modèles du monachisme occidental.
IV-Un soldat romain, Martin “athlète de Dieu” évangélise la Gaule
En 313, l’empereur romain Constantin Ier le Grand, nouvellement converti, garantit aux chrétiens, par l’édit de Milan, la tolérance du culte. Ce qui vaut reconnaissance du christianisme comme religion d’État. Mais rien n’est encore gagné, car la Gaule est restée païenne dans les deux sens du terme : paysanne et polythéiste. Il revient donc à des hommes de la trempe de Martin, véritable « athlète de Dieu », de l’évangéliser. Martin, c’est d’abord un soldat. Ancien officier de la garde impériale d’origine pannonienne (hongroise), il parcourt la Gaule précédé de sa légende. N’a-t-il pas partagé son manteau avec un mendiant d’Amiens ? Au IVe siècle, le martyre ne semble en effet plus être la voie la plus sûre d’accès à la sainteté : celle-ci se gagne par la privation, la pauvreté, l’ascèse, par la charité et la prière. Encouragé par Hilaire, évêque de Poitiers et l’un des principaux docteurs de l’Église, Martin fonde en 361 le monastère de Ligugé. C’est là toute première fondation monastique française.
V- Face aux invasions germaniques, les cloîtres résistent
Avec Martin s’ouvre la longue liste des hommes qui vont couvrir la Gaule de monastères. Honorat, évêque d’Arles, crée une abbaye sur les îles de Lérins, au large de Cannes, future pépinière de saints. Jean Cassien, pour qui un verset de psaume semble suffire à repousser la tentation – « Dieu, viens à mon aide, Seigneur, secours-moi vite » – fonde les monastères de Saint-Pierre et Saint-Victor pour les hommes et celui de Saint-Sauveur pour les femmes. Parmi tant de monastères créés au moment où se prépare l’effondrement de l’empire, citons aussi Saint-Loup de Troyes et Saint-Césaire d’Arles. Bientôt, face aux coups de boutoir des invasions germaniques, les cloîtres sont les seuls à résister. Sur cette terre nouvellement conquise au christianisme, ce sont des rocs. Ils seront garants de la civilisation et de la spiritualité, qui serviront de levain à un nouveau monde : ils lui transmettront aussi bien le message évangélique que les savoirs et les techniques des Anciens.
VI- Saint Benoît et sa règle, chef-d’œuvre de clarté, de modération et d’équilibre
Benoît de Nursie n’est en cette fin du Ve siècle qu’un moine parmi tant d’autres. Il n’est pas le premier à écrire une règle, mais la sienne est un chef-d’œuvre de clarté, de modération et d’équilibre entre spiritualité et travail manuel. À ses yeux, le soutien de la papauté et des souverains constitue une force. La règle bénédictine, qui prend forme au Mont-Cassin, va, grâce à Grégoire le Grand, premier pape bénédictin, trouver son unité et devenir à la « charte du monachisme occidental” et le ciment de l’Église. C’est elle qui romanise la liturgie et le calendrier, faisant échec à tous les particularismes. « Notre père saint Benoît “, aiment encore à dire mille cinq cents ans plus tard, les moines vivant dans le respect de son idéal.
VII-Portrait de Saint Benoît selon le pape Grégoire 1er, grand promoteur de la règle bénédictine
Benoît naît vers 480, à Nursie, dans la Sabine, région située au nord-est de Rome. Fils d’une famille libre, il subit les invasions barbares des Ostrogoths et des Wisigoths, qui ouvrent une période de désagrégation politique, sociale et morale. Très jeune, il fuit Rome pour se réfugier dans la solitude de Subiaco, où il vit en ermite dans une grotte. II y est un jour découvert par des bergers. Les moines de Vocovaro l’élisent alors abbé. Mais la règle de conduite qu’il impose est trop dure. On cherche à l’empoisonner. II regagne alors son cher désert, où les disciples bientôt affluent. Ce qui l’amène à fonder douze monastères de douze moines, dirigés par un abbé. Ainsi naît une armée fraternelle de fils de l’aristocratie et de barbares goths nouvellement convertis.
Il rédige sa règle âgé de 75 ans
Jalousies, intrigues, persécutions obligent Benoît à fuir pour s’établir dans la citadelle du mont-Cassin, lieu de culte païen. Là, il détruit idoles et temples pour construire ce qui deviendra son grand monastère. Il y rédige sa règle le 21 mars 547, âgé de soixante-quinze ans. Il s’éteint au milieu de ses moines, laissant en héritage la règle de vie bénédictine, fondée sur la prière, le travail, la vie en commun dans l’obéissance à l’abbé et aux frères. Au cours d’une nuit que l’on situe entre l’an 577 et 581, les Lombards détruisent le mont-Cassin. Les moines s’enfuient à Rome, abandonnant le corps de leur fondateur, qui sera récupéré quelques années plus tard par une « équipée” de moines venus du monastère de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire), situé près d’Orléans. C’est Grégoire 1er, pape de 590 à 604 qui assure l’expansion de la règle bénédictine. Dans sa Vie de saint Benoît, il développe la règle en soixante-treize chapitres, dont le plus important traite de l’humilité. Puis il envoie des groupes de moines bénédictins en Angleterre, où ils débarquent à Pâques 597, et en Irlande, terre qu’aucun soldat romain n’avait encore foulée. C’est alors que se produit l’imprévisible : le monde celte de la mer d’Irlande s’enflamme pour le christianisme. L’Île se couvre de monastères et devient le foyer le plus prolifique de l’ordre bénédictin.
VIII- L’épopée des moines irlandais en Bretagne et en Gaule
Des moines irlandais partent en mission en Écosse et en Bretagne celtique, où ils convertissent les populations et fondent un peu partout des monastères. Mais bientôt les Angles et les Saxons envahissent la partie orientale de l’actuelle Angleterre. Des milliers de Celtes prennent alors la mer. C’est de ce véritable exode vers les terres d’Armorique que date l’évangélisation de la Bretagne. Plusieurs saints devenus légendaires en sont responsables, tels l’Écossais Gildas, qui débarque à Guénolé et fonde Landévennec, et surtout saint Colomban. Formé à l’école de saint Congall, dans un monastère situé dans la baie de Belfast, et d’une stature exceptionnelle, Colomban ne recule devant rien.
Saint Colomban et ses moines copistes, pharmaciens, viticulteurs ou laitiers
On le voit parcourir la Gaule orientale sur des routes que le manque d’entretien a rendues impraticables. Les villes sont alors dépeuplées. Observant que seuls ont résisté les grands domaines vivant en totale autarcie, il en adopte le modèle pour ses monastères, auxquels il impose une règle de vie fondée sur le jeûne, la prière et la lecture. Ses moines deviennent copistes, pharmaciens, viticulteurs ou laitiers. Ainsi prend corps l‘épopée colombanienne. Dans la foulée de cette extraordinaire ascète fleurissent de grandes abbayes comme Luxeuil, Longpont. Des monastères naissent jusque sur les bords du lac de Constance et dans le Milanais. Tous ces établissements deviennent mixtes, alliant la rigueur de la règle bénédictine à la souplesse de la règle de saint Colomban. Fleury, fondé en 651, en est le meilleur exemple.
IX- Quand Charlemagne fait des monastères, des bastions de la puissance temporelle
La seconde partie du VIIe siècle voit s’épanouir, de l’Angleterre bénédictine à la Rome des papes, une remarquable culture littéraire et artistique, à la faveur des liens étroits qui unissent la papauté et la dynastie carolingienne. À cette époque en effet, l’unité politique passe par l’unité de la foi. De Charles Martel, vainqueur des Arabes à Poitiers, à Pépin le Bref, couronné roi des Francs, puis à Charlemagne, dont le sacre en l’an 800 par le pape Léon II marque l’apogée de la dynastie carolingienne, les souverains assurent l’Eglise de leur protection et donnent à l’empire son unité. Les monastères deviennent alors des bastions de la puissance temporelle.
Le plan type des grands monastères bénédictins
Un plan type de grand monastère bénédictin, dit plan de Saint-Gall (Suisse), s’impose à partir du début du IXe siècle. Au cœur du monastère, se trouve le cloître, disposant d’un puits et d’une abondante végétation, où s’organise toute la vie intellectuelle et matérielle du moine. II est ceint de galeries couvertes et accolé à la nef de l’église abbatiale. Par sa masse, celle-ci fait écran aux vents froids, tout en l’exposant au soleil. Son architecture de type basilical favorise la disposition des moines en longues files et permet les processions, qui, dans la liturgie bénédictine, jouent un rôle essentiel. Plus tard, la nef s’allongera et le chœur s’agrandira pour abriter les stalles, et un narthex la prolongera, comme à Tournus.
X- Comment se vit la règle bénédictine au quotidien ?
Le cloître est isolé par les bâtiments réguliers disposés en ailes. À l’est, le transept de l’église se prolonge en un grand bâtiment. Au premier étage on trouve le dortoir des moines. Voici en effet ce que prescrit le chapitre 22 de la règle : Ils seront tous couchés dans un même lieu, s’il est possible ; que si l’on ne peut à cause du grand nombre, ils seront dix ou vingt dans une chambre, avec des anciens qui veilleront sur leur conduite. On allumera une lampe dans le dortoir, qui éclairera toute la nuit jusqu’au matin. Les frères dormiront revêtus de leurs habits réguliers avec des ceintures de cuir ou de corde. Ils seront toujours prêts au signal du réveil. Ils se lèveront, ils partiront à l’instant même.
Du dortoir, on descend directement dans l’église par un escalier, dit des mâtines. La salle capitulaire se situe sous le dortoir, elle sert aux réunions quotidiennes de la communauté. Dans le chauffoir qui la jouxte, seule pièce chauffée du monastère, les moines peuvent trouver quelque réconfort en hiver. Une porte le fait communiquer avec les bains et les latrines, construits au-dessus d’un cours d’eau. Le réfectoire, long bâtiment parallèle à l’église, s’ouvre sur la galerie sud du cloître, en face du lavabo. Le chapitre 38 prescrit que les repas sont pris en commun : On gardera un silence si exact pendant le repas que, tout bruit cessant, il n’y ait que la voix toute seule du lecteur que l’on entende. Tout se passe par signes. Les murs sont par ailleurs recouverts de peintures édifiantes destinées à modérer la voracité des moines.
Tour et detour dans un monastère bénédictin
À cette époque, le grand danger, ce sont les incendies. Aussi les cuisines sont-elles entièrement en pierre et disposées à l’écart. Elles communiquent avec le réfectoire par un passage couvert au-dessus duquel se trouve un grand vestiaire. Déplaçons-nous vers l’aile occidentale. Au-dessous, se trouvent les salles voûtées du cellier, lieu de stockage des provisions, de l’huile, de la cervoise, sorte de bière sans houblon servie aux moines (le vin étant réservé à la messe et aux grandes occasions) ; au-dessus, le logement des hôtes et quelquefois le noviciat et l’infirmerie (surtout dans les petits monastères). La bibliothèque ne se transformera en grande salle de travail que vers les XVIe-XVIIe siècles. A l’origine, en effet, les moines ne disposent que de quelques livres destinés à la liturgie, entreposés dans une sorte d’armoire appelée armarium, creusée dans l’épaisseur du mur, près de la porte du cloître.
Le logis de l’abbé se situe au nord de l’église. Ce n’est bien souvent qu’une simple cellule, comme celle de Suger à Saint-Denis, manifestation d’humilité qui sera battue en brèche sous le régime de la commende (les abbés se feront alors construire de véritables palais avec jardin). En arrivant dans l’enceinte du monastère, on trouve, toujours à l’ouest et dans l’axe de l’église, l’entrée principale avec son portier (la règle veut que ce soit un ancien) ainsi que les bâtiments d’accueil : hôtellerie, hospice, aumônerie. Lorsque le monastère a pour mission de recevoir des hôtes de marque, fondateur ou simples donateurs (le seigneur local, le roi ou, quand l’abbaye ne relève pas, par exemption, du Saint-Siège, l’évêque), ce secteur peut être de grandes dimensions.
Salle de justice et prison
Non loin de la porterie se trouve aussi l’administration temporelle de l’abbaye, baillinerie ou procure, ainsi que la salle de justice et la prison. Ne l’oublions pas, l’abbé exerce, comme tout seigneur, le droit de justice sur ses terres. Au sud s’étendent les terres agricoles. Lorsqu’elles sont trop éloignées, des prieurés sont alors fondés au-delà de l’enceinte fortifiée du Moyen Âge pour les surveiller. À cette époque, le monastère a tout d’une entreprise agricole avec étables, granges, écuries, viviers, colombiers, pressoir, brasserie, lardarium (fumoir). Le cours d’eau indispensable à la vie du monastère a souvent été détourné pour alimenter les ateliers et surtout les moulins. À l’est, enfin, se situe le cimetière des moines, mais aussi les pépinières, les potagers, la volière ainsi que les vignobles destinés au vin de messe.
XI- Par décret, tous les moines de l’Empire franc deviennent bénédictins
La vie monastique ne va pas échapper au goût de Charlemagne pour la réglementation. L’empereur impose la règle de saint Benoît et, en 817, son fils Louis le Pieux décide, secondé en cela par le moine Witiza, dit Benoît d’Aniane (du nom d’une abbaye qu’il avait fondée en 782 près de Montpellier), qu’après l’Aquitaine, tous les moines de l’Empire franc seront bénédictins. Mais, en se réservant de nommer les abbés, l’empereur est lui-même responsable de la première violation de la règle.
Monastère et abbaye, la différence
Il faut alors diviser le patrimoine du monastère en deux parties : la mense conventuelle et la mense abbatiale. Ainsi abandonne-t-on le terme de monastère pour celui d’abbaye, qui suppose une charge, donc un certain nombre de services politiques, administratifs ou même militaires. L’abbaye devient membre à part entière de la société carolingienne. Et, lorsqu’en 843 l’empire éclate en trois royaumes, le monachisme s’en trouve ébranlé. D’autant plus que la chrétienté est alors la proie des Vikings au nord-ouest, des Magyars à l’est et des sarrasins au sud.
XII- Du siècle de fer (le Xe siècle) naît l’empire clunisien
De cette période noire qu’est le Xe siècle, baptisé « siècle de fer » par les historiens, surgit le renouveau. Il a pour nom Cluny. Le 11 septembre 909, Guillaume, duc d’Aquitaine et comte d’Auvergne, fonde Cluny sur
une terre qu’il possède en Bourgogne. Trois éléments vont propulser cette modeste abbaye de douze moines au firmament de la chrétienté : protection directe du Saint-Siège, libre élection de l’abbé et stricte observance de la règle bénédictine. Pendant deux siècles et demi, l’ordre clunisien, considéré plutôt comme un empire, sera gouverné par une lignée de saints remarquables : Bernon, Odon, Aymard, Maïeul, Odilon, Hugues le Grand, Pierre le Vénérable. Ils couvrent l’Europe d’un réseau de monastères régis par la même règle, celle que tentait déjà d’imposer Benoît d’Aniane au IXe siècle : silence, travail intellectuel plutôt que manuel, pratique des vertus monacales. La prière liturgique devient alors l’occupation principale. La charité n’est pas oubliée pour autant. Georges Duby rapporte qu’à l’ouverture du carême les moines de Cluny distribuent chaque année la viande de deux cent cinquante porcs à seize mille indigents. Chez les Clunisiens, pas de dortoir mais des cellules individuelles. La plupart des moines sont prêtres, même si au XIIe siècle apparaissent les premiers frères convers, ces religieux en charge du travail domestique.
L’ordre de Cluny s’impose à une allure foudroyante
L’ordre s’impose à une allure foudroyante : en 1150, près d’un millier d’abbayes regroupant plus de dix mille moines relèvent de l’ordre clunisien. Rien n’échappe à l’autorité et à la puissance de Cluny, tant sur le plan politique que religieux. Le renouveau monastique provoqué par le lancement de la réforme grégorienne (du nom de Grégoire VII, pape de 1073 à 1085) suppose l’indépendance totale de l’Église vis-à-vis des pouvoirs temporels. Cette indépendance est acquise jusqu’en 1258, date à laquelle l’abbé de Cluny renonce à l’exemption et remet son abbaye entre les mains du roi.
La revolution clunisienne, le chant grégorien et l’art roman
Cluny a bouleversé la liturgie en imposant les prières et les psaumes chantés. Ainsi le chant grégorien rythme-t-il désormais la journée du moine : au cœur de la nuit ce sont les mâtines, puis viennent les laudes, la prime, la tierce, la sixte (l’heure de midi), la none, les vêpres ; le jour s’achève avec les complies. Cluny a bouleversé l’architecture en faisant rayonner l’art roman non seulement en Bourgogne mais partout en Europe. L’ordre clunisien a jalonné les routes de pèlerinage de prieurés et de monastères et imposé un type d’église dit de pèlerinage. S’il ne semble pas avoir encouragé les croisades en Terre sainte, il est en revanche le promoteur du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Il s’agissait avant tout de contrôler les sanctuaires détenteurs de reliques précieuses, sources de revenus considérables !
XIII- Cluny devient le plus grand sanctuaire de la chrétienté
L’architecture s’adapte alors admirablement à la circulation de la foule. La nef s’allonge, le transept s’élargit et s’entoure de bas-côtés. Malgré la clôture des religieux, les pèlerins peuvent s’approcher du chœur et gagner les chapelles rayonnantes grâce au déambulatoire. Cluny III, dont la construction démarre en 1088 et dont il ne reste aujourd’hui qu’un transept, sera longtemps le plus grand sanctuaire de la chrétienté. Il n’a été égalé en longueur qu’au XVe siècle par l’église Saint-Pierre de Rome sous sa forme définitive.
Vézelay, Saint-Savin, Moissac, Fleury et toutes les autres abbayes
L’église de Vézelay, abbaye d’obédience clunisienne symbolise l’apogée de cet art bénédictin, bien que le chœur ait été refait à l’époque gothique. Sa nef, admirable de simplicité par ses proportions, servira de modèle au
Cisterciens pour la construction de leurs églises. Cluny a bouleversé l’art, l’art de l’image destiné au peuple analphabète : les sculptures, les vitraux, les peinture murales s’adressent à lui. Voyez ces extraordinaires scènes de la Bible peintes à Saint-Savin-sur-Gartempe, celles du porche de Vézelay, du tympan de Moissac : l’Apocalypse y est représentée dans une des plus belles et des plus impressionnantes compositions de l’art roman. Ou bien encore les quatre-vingt-huit chapiteaux du cloître, ciselé par de véritables orfèvres de la pierre.
En marge de ce mouvement capital, citons, parmi les grandes fondations de cette époque, Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire), dont l’observance gagne les monastères d’Angleterre ; Marmoutiers ; Saint-Bénigne de Dijon avec
Guillaume de Volpiano, abbé de 990 à 1031, qui réforme une quarantaine de monastères, dont la plupart des grandes abbayes normandes : Saint-Ouen de Rouen, Bernay, Fécamp, Le Mont-Saint-Michel, Jumièges.
Fontevraud, ordre mixte sous l’autorité d’une mère abbesse
Citons aussi Fontevraud, en Anjou, fondée en 1095 par Robert d’Arbrissel, alors que le pape clunisien Urbain II prêche la première croisade. En ces temps de dévotion à la Vierge, Fontevraud offre la particularité d’être une abbaye de femmes. Elle regroupe cinq communautés sous l’autorité de la mère abbesse : deux communautés d’hommes et trois de femmes (les mères de chœur, les pécheresses repenties et les lépreuses). Comment aussi ne pas mentionner Lanfranc et Anselme, ces moines du Bec-Hellouin qui marquèrent si profondément le XIe siècle ? Ce siècle voit également Bruno, venu de la ville allemande de Cologne, fonder, dans le désert des montagnes grenobloises, la Grande Chartreuse, où il réussit à faire cohabiter vie commune et solitude érémitique. Un autre Allemand, Norbert, crée près de Laon, à Prémontré, un ordre austère de chanoines obéissant à la règle de saint Augustin, ordre qui se retrouvera très souvent en conflit ouvert avec les Clunisiens. Mais tous ont, dans un même élan, forgé un art grandiose qui célèbre avec magnificence le culte de la beauté consacrée à Dieu et à Marie, mère du Christ.
XIV- Le XIIe siècle, le siècle des cisterciens, nouvel ordre qui balaye tout. L’émergence du gothique
À l’instar des grandes familles monastiques d’Occident, Cîteaux se réclame de saint Benoît et de sa règle. Le XIIe siècle sera le siècle de ses moines blancs, comme le XIe fut celui des moines noirs de Cluny. Il verra naître, à la
suite du bouleversement technique qui donne naissance à la croisée d’ogives, un style nouveau, le style de Cîteaux, célèbre sous le nom de style gothique. Et le grand homme du XIIe siècle n’est pas à chercher du côté de Suger, abbé de Saint-Denis et ministre de Louis VI et Louis VII, ni même d’Henri II Plantagenêt, dont le royaume s’étend de l’Écosse à l’Aquitaine, mais de Bernard de Clairvaux, responsable de l’extraordinaire audience de l’ordre cistercien.
Observer à la perfection la règle de Saint Benoît
Tout commence au début de 1098. Un groupe de moines venus de l’abbaye de Molesmes s’établit sur une terre inculte au sud de Dijon, une sorte de désert appelé Cîteaux. Ce nouveau monastère, pour employer le terme d’alors, se fixe comme idéal d’observer à la perfection la règle de saint Benoît, qui jusqu’à présent n’était pratiquée qu’avec tiédeur. Parmi ces quelques pionniers, trois hommes se détachent : Robert, Albéric et Étienne. Ils vont gouverner la petite communauté sans ressources ni effectifs dans une relative quiétude, grâce à la protection directe du Saint-Siège. La véritable naissance de l’ordre date de la charte de charité qui voit le jour vers 1113 et que le pape Calixte II approuve dès 1120. Étienne Harding, son auteur, préconise la constitution d’une grande fraternit é, selon des modalités de vie exigeantes : retrait du monde, autarcie totale grâce au travail agricole, pauvreté, cénobitisme des origines, suppression des cellules au profit du dortoir.
Frères convers et autonomie abbatiale
L’interdiction faite à l’abbaye de recevoir des terres, des biens ou tout autre revenu, donc de pouvoir exploiter le travail des serfs ou toucher de l’argent, a amené les Cisterciens, pour assurer l’exploitation du domaine, à faire appel au travail des frères « convers ». Ces religieux, simples laïcs non astreints à observer la règle ni à habiter le cloître, et qui se distinguent par le port de la barbe, sont en quelque sorte les bras de l’ordre, dont ils assurent la prospérité. Au XIIe siècle, leur sort est certainement plus enviable que celui des serfs ou même des paysans. Et ils dépassent souvent les moines en nombre.
L’esprit de Cîteaux, c’est l’esprit de la démocratie
Grâce à Harding, l’abbaye retrouve son autonomie, sous l’autorité du chapitre général de l’ordre. Ainsi les Cisterciens renouent-ils avec l’esprit de la règle bénédictine, qui voulait que l’abbé soit seul maître à bord. Quel contraste avec le monde si centralisé de Cluny ! Ici, le gouvernement est assuré par le chapitre général, qui tous les ans réunit l’ensemble des abbés élus par les moines. L’esprit de Cîteaux, c’est l’esprit de la démocratie.
XV- Bernard de Clairvaux, grande figure de Cîteaux
Ce début n’aurait pu être qu’un feu de paille sans l’arrivée d’une recrue de choix : Bernard de Clairvaux, qui en 1113 se présente au noviciat avec trente compagnons. Il a vingt et un ans. Cîteaux va découvrir en lui un ascète exigeant, qui subjugue tous ceux qu’il approche par son ascendant et par l’ardeur de sa charité. Très vite Étienne (Harding) le juge digne de diriger la troisième des quatre filles de Cîteaux, Clairvaux, née après La Ferté et Pontigny mais avant Morimond. Bientôt on l’appelle de partout. Malgré une santé fragile, il est de tous les combats. Il rétablit la paix, abolit les schismes et, à Pâques de l’an 1146, prêche à Vézelay la deuxième croisade, au nom de la chrétienté.
Une expansion foudroyante
À une époque d’extraordinaire croissance économique et démographique en Europe, l’expansion de l’ordre est foudroyante. Les quatre premières Filles de Cîteaux essaiment à leur tour. En 1119, 13 abbayes voient le jour. A la mort d’Étienne, en 1134, on en compte 70. En quarante ans, l’ordre fonde ou affilie 338 abbayes. À elle seule, Clairvaux compte 69 filles et, à la mort de Bernard, plus de 350 filles ou petites-filles. À la fin du siècle, l’Europe est couverte de 525 abbayes cisterciennes. Ce chiffre grossira jusqu’en 1675, où l’on dénombrera 742 monastères d’hommes.
Au plus profond des forêts
La plupart de ces monastères sont installés sur des sites reculés et protégés d’un écran forestier : à l’écart de la fréquentation humaine, loin du commerce du monde [ … ] dans les solitudes enfouies au plus profond des forêts. Le “Petit Exorde de Cîteaux” nous éclaire : Ils convinrent de prendre des terres éloignées de toute habitation, des vignes, des prairies, des forêts, des cours d’eau pour y placer des moulins au service du monastère et pour pêcher. Ayant établi des granges au service de l’agriculture, ils décidèrent qu’elles seraient confiées aux convers plutôt qu’aux religieux car la sainte règle dit : l’habitation du moine, c’est le cloître.
Sur le domaine abbatial (surnommé l’écrin), toutes les activités rurales sont représentées : agriculture, pisciculture, élevage, viticulture, horticulture. Chacune a ses dépendances : basse-cour, colombier, moulin, cellier, vivier, potager, verger, jardin de plantes médicinales. La règle est simple : ils seront vraiment moines s’ils travaillent de leurs mains. Ainsi se font-ils charpentiers, menuisiers, charrons, œuvrant dans la maréchalerie, la sellerie, la buanderie, la brasserie, le pressoir… Ils exploitent même des carrière de minerai et des forge.
Une impressionnante puissance économique (et financière)
Que la charte impose la charité comme règle de base de la vie cistercienne (elle invite à nourrir ceux qui viennent crier famine aux portes, à porter assistance aux malades et aux mourants, à abriter les pèlerins, les fugitifs et les mendicants) n’empêche pas l’ordre de se retrouver rapidement a la tête d’une considérable puissance économique. Pour écouler ses excédents, il favorise le développement d’une véritable économie de marché. S’il est vrai que les Cisterciens prennent part au défrichement d’une bonne partie de l’Europe, leur rôle ne s’arrête pas là. Grâce à leurs nombreux traités d’agronomie, ils se font les promoteurs de nouvelles techniques agricoles. Ils deviennent aussi les grands spécialistes de l’élevage, sélectionnant et améliorant les races. Ils sont par ailleurs connus pour être de grands experts en métallurgie, capables de choisir des fers de bonne qualité pour leurs outils agricoles et leurs moulins hydrauliques.
XVI- Le temps des hérésies et de l’inquisition
Mais Cîteaux est victime de son succès, l’ordre est atteint de gigantisme : acquérir toujours plus de terres, construire toujours plus grand, etc. Les abbés sont devenus de véritables seigneurs, distribuant les offices comme les prébendes. Sans parler des terres immenses qu’ils reçoivent en don, confiées aussitôt à des fermiers ou à des métayers. Qu’il est donc loin l’esprit des fondateurs, l’époque où Bernard montrait la voie : Les arbres et les rochers t’enseigneront ce que tu ne peux apprendre d’aucun maître.
Beaucoup sont déclarés hérétiques
L’Église vit désormais dans une telle opulence qu’au au XIIe siècle apparaissent des groupes de chrétiens fervents qui prônent le retour à la pauvreté, le respect des Écritures, et qui rejettent la hiérarchie ecclésiastique. Beaucoup sont déclarés hérétiques. Tel est le cas de Pierre Valdès, riche marchand lyonnais qui, après avoir distribué ses biens aux
pauvres, est parti prêcher la pénitence. Ou bien encore des cathares. Issu semble-t-il d’une ancienne tradition religieuse iranienne, le mouvement cathare s’implante dans la région d’Albi, formant des communautés de « purs », de « parfaits », dont le niveau intellectuel et la qualité de la foi tranchent sur la médiocrité du clergé local. Douze abbés cisterciens sont chargés de les ramener à la raison de l’Église. En vain. Le pape Innocent III décide alors d’envoyer Dominique de Guzman (1170-1221). En vain là aussi. Seules les armes (guerres contre les albigeois de 1209 à 1295) puis l’Inquisition réussiront à les anéantir. Cette soif de convaincre a donné naissance aux Dominicains, frères prêcheurs qui se mettent à haranguer le peuple dans sa langue et là où il vit, dans la rue, sur l’esplanade des églises…
XVII- L’essor des ordres mendiants (Franciscains, Dominicains, Carmes)
Le XIIIe siècle marque sans doute l’apogée de la chrétienté et des institutions monastiques. Celles-ci seront cependant limitées par le quatrième concile du Latran (1215-1216), qui interdit toute nouvelle règle. C’est l’époque de l’érection de Royaumont, de la Sainte-Chapelle, du Mont-Saint Michel. L’ordre de Cîteaux compte à lui seul cent soixante moines promus à l’épiscopat. IL a la faveur des grands. C’’est aux Cisterciens qu’on confie les missions les plus délicates, les négociations de paix, la conclusion de trêves, etc.
La réforme de l’ordre imposée en 1335 par le pape cistercien Benoît XII arrive pourtant trop tard pour lui éviter de connaître un début de décadence. L’esprit du siècle s’est infiltré dans les cloîtres, porté par les changements sociaux. Les villes prennent leur essor, le commerce se développe. L’université attire maintenant l’élite intellectuelle et les ordres mendiants – Franciscains, Dominicains, Carmes, tous ceux qui ne sont pas tenus à la « stabilité de lieu » et qui mènent une vie de pauvreté et d’errance drainent les meilleures vocations.
XVIII- Le XIVe siècle, le chaos : guerre de Cent Ans, peste noire et Grand Schisme (Rome contre Avignon)
Dès le XIVe siècle, le temps des moines semble révolu. Le clerc cède le pas au laïc. Trois facteurs y ont contribué. En premier lieu, la guerre de Cent Ans (1337-1453), qui frappe de plein fouet les abbayes, apportant avec elle son cortège de malheurs et de destructions. Quel monastère n’a pas été pillé par les routiers des Grandes Compagnies, ces bandes armées sans foi ni loi qui écument le pays? Les chroniques sont pleines des récits des chevauchées sanglantes du Prince Noir à la solde des Anglais. Il faut alors payer d’énormes tributs ou bien fortifier et se placer sous la protection des puissants. Le deuxième facteur, c’est la peste noire. En 1348, elle décime le quart de la population occidentale. Les villages se dépeuplent, les terres se transforment en friches, les monastères se vident. Les ordres mendiants qui soignent les pestiférés sont encore plus gravement touchés. C’est le chaos, et les répercussions économiques, sociales et politiques sont considérables. Au nombre de celles-ci il faut inscrire ce qu’on a appelé le grand schisme d’Occident. Deux papes différents gouvernent un temps l’Église : l’un, l’ltalien Urbain VI, qui vit à Rome, a le soutien de l’Empire et de l’Angleterre ; l’autre, Clément VlI, installé à Avignon, est soutenu par la France. La fin des hostilités permet enfin à l’économie de redémarrer et aux communautés monastiques de se reconstituer. Bien souvent, elles reconstruisent sur des ruines. Mais cette renaissance se fait au détriment des Cisterciens et des Bénédictins, et au profit des ordres mendiants, qui, non contents d’attirer les nouvelles vocations, accaparent la plupart des donations.
XIX- Le système pervers de la commende
Le dernier facteur de déclin, ce sont les dérives qui vont encourager le développement du système de la commende. À l’origine il s’agissait de l’administration temporaire des biens de l’abbaye par un homme désigné par le pape ou l’évêque, dans l’attente d’une élection ou d’une nomination. L’administrateur percevait alors les revenus traditionnellement réservés à l’abbé. Mais très vite les papes ont usé de ce droit de nommer un laïc en dehors de toute préoccupation spirituelle pour asseoir leurs hommes, notamment au moment du grand schisme opposant Rome à Avignon. Or, cette grande distribution de bénéfices ecclésiastiques à des clercs séculiers ne pouvait échapper longtemps au pouvoir royal. Le roi y voyait en effet un moyen de s’assurer la fidélité de ses vassaux. Ainsi, dès 1438, la Pragmatique Sanction de Bourges imposée par Charles VII lui donne un droit de regard sur toute nouvelle nomination d’abbé.
Réforme et Contre-Réforme
Spoliées du tiers de leurs revenus au profit de l’abbé commendataire, les abbayes vont rapidement péricliter. Les bâtiments ne sont plus entretenus, la discipline se relâche, le flot des vocations se tarit. Cette déchéance tant spirituelle que matérielle encourage la propagation de la dissidence religieuse que constitue la Réforme. Luther n’est en effet qu’un moine augustin révolté par le trafic des indulgences, cette sorte de tribut imposé par Rome et perçu par les Dominicains en échange d’exemptions de purgatoire. Si la France n’adhère pas aux idées de Luther ou de Calvin, les guerres de Religion, terribles et féroces, n’en durent pas moins jusqu’à la fin du XVIe siècle. Et les premières victimes en sont les monastères.
L’Église, menacée par la révolte protestante, lance la Contre-Réforme. Le concile de Trente, réuni sous Pie IV (1559-1565), renouvelle la vie monastique, imposant un retour à la discipline primitive : respect des vœux, vie commune, rétablissement des chapitres et visites canoniques. On demande également aux monastères indépendants de se constituer en congrégations, organisées en provinces, sur le modèle de la charta caritatis de l’ordre de Cîteaux.
XX- Le XVIIe siècle, le siècle des dévots
Le XVIIe siècle qu’on a appelé le « siècle des dévots » marque le retour à la paix religieuse, grâce à l’édit de Nantes (1598). En même temps qu’il provoque la multiplication des formes de la vie religieuse, il donne naissance à une multitude de confréries, la plus connue étant celle de Saint-Vincent-de-Paul (1616), qui secourt les pauvres, recueille les enfants abandonnés et assiste les malades. C’est aussi l’époque de la réforme de Port-Royal, qui doit sa renommée au jansénisme, selon lequel Dieu n’accorde la grâce qu’à ceux qu’il a d’avance élus, les autres étant voués à la damnation. À l’origine de la réforme, on trouve la reprise en main de l’abbaye cistercienne de femmes de Port-Royal par une très jeune abbesse issue d’une grande famille parlementaire. L’abbaye de Port-Royal-des Champs, dans la vallée de Chevreuse, devient alors vite célèbre. Pascal y séjourne, Racine y est élevé, de grandes figures y sont immortalisées par le peintre Philippe de Champaigne.
XXI- Mauristes et Trappistes
Le XVIIe siècle est ensuite marqué par la prédominance de la congrégation de Saint-Maur, créée en 1621, au début du règne de Louis XIII, et de son abbaye parisienne Saint-Germain-des-Prés. Le puissant mouvement de réforme entrepris par les Mauristes touche les abbayes bénédictines, les affranchissant enfin des méfaits de la commende.
En 1648, une centaine d’abbayes sont affiliées à la congrégation et plus du double à la fin du siècle. La réforme mauriste est radicale : retour à l’ordre moral, assainissement des finances, reconstitution du patrimoine immobilier. Épaulés par l’un des plus grands architectes de son temps, Guillaume de La Tremblaye, les Mauristes vont en effet reconstruire, et magnifiquement. Mais ils privilégient avant tout le travail Intellectuel, à l’instar de dom Jean Mabillon (1632-1707), célèbre pour ses recherches sur l’ordre de saint Benoît, et de dom Bernard de Montfaucon (1655-1721), auteur d’un inventaire du patrimoine monastique. Dans les bibliothèques qu’ils reconstituent, les moines lettrés s’attellent à un travail de bénédictin, pour reprendre la formule populaire.
Les trappistes ou l’ordre des cisterciens de la stricte observance
L’ordre de Cîteaux va lui aussi connaître une réforme radicale, sous l’impulsion d’Armand Le Bouthillier de Rancé (1626-1700). Tonsuré à dix ans et doté de nombreux bénéfices, cet homme commence par mener une vie mondaine. Mais à la mort d’une de ses maîtresse, qu’il fallut amputer pour la faire entrer dans un cercueil trop court, il se convertit. Il abandonne ses richesses et, âgé de quarante ans, se retire à l’abbaye de la Trappe, dans le Perche, dont il est l’abbé commendataire. À l’érudition et à la richesse des Bénédictins il oppose le dénuement et l’austérité. En 1664 il fonde l’ordre des Cisterciens de la stricte observance, surnommés Trappistes, dont les seules activités autorisées sont la prière, la liturgie et le travail manuel. Pourtant, le formidable essor spirituel de l’époque qu’on a baptisée
« âge d’or de la vie monastique » prend fin au XVIIIe siècle. L’esprit laïque des Lumières pénètre dans les cloîtres, au point qu’à la veille de la Révolution française, discrédités par les Encyclopédistes, les ordres monastiques sont au plus bas : manque d’effectifs et surtout manque de ferveur.
XXII- La Révolution française trouve des milliers d’abbayes vides
Le constat dressé en 1789 est affligeant. La France compte alors 122 000 ecclésiastiques, dont 95 000 vivent de bénéfices. Les 27 000 autres, parmi lesquels on ne recense que 200 novices, vivent dans la paresse et la décadence, à l’intérieur d’abbayes quasiment vides. En novembre 1789, l’évêque Talleyrand fait voter la nationalisation des biens ecclésiastiques. Un décret les attribuera aux communes. Et, en février 1792, l’Assemblée législative décrète la fermeture de toutes les maisons religieuses.
Que faire alors de ces milliers de bâtiments conventuels vides ? En ville, ils se transforment en prisons, écoles, lycées napoléoniens, usines et manufactures. Mais à la campagne il est moins facile de les convertir. Ils sont alors souvent abandonnés à la cupidité des marchands de biens, qui les dépècent, les transformant en carrières de pierre. « II y a deux choses dans un édifice, dira Victor Hugo (Guerre aux démolisseurs, 1825) : son usage et sa beauté. Son usage appartient aux propriétaires, sa beauté à tout le monde, c’est donc dépasser son droit que de le détruire. » Si Napoléon autorise les Trappistes à regagner Soligny pour avoir aidé son armée à traverser les Alpes, la plupart des grands ordres attendent 1830 et la monarchie de Juillet pour se reconstituer.
XXIII- Au XIXe siècle, retour des moines et restauration de l’ordre bénédictin
La restauration de l’ordre bénédictin est l’œuvre de dom Guéranger (1805-1875), qui rachète en 1832, l’ancien prieuré de Solesmes, situé près de sa ville natale de Sablé-sur-Sarthe. Celui-ci sera élevé à la dignité d’abbaye
par Grégoire XVI en 1835. Plus tard, quelques moines basés à l’abbaye de La Pierre-qui-Vire, dans le Morvan, fondée en 1850 par le père Muard, vont redonner vie à la très ancienne abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire. II faudrait également citer dom Emmanuel Auché, qui, en 1884, reconstruit Le Mesnil-Saint-Loup, dans l’Aube qui sera à l’origine du retour des moines en 1948, au Bec-Hellouin. Dans cette flopée de renaissance, ne pas oublier Saint-Martin de Ligugé, Saint-Wandrille de Fontenelle, etc., qui connaissent des aventures semblables.
1905, séparation de l’Église et de l’Etat
Ce siècle qui a si mal commencé assiste ainsi à l’expansion universelle du monachisme bénédictin, en France comme dans le reste du monde. Pourtant ce nouvel essor va subir un coup d’arrêt brutal, en 1880 d’abord, lorsque Jules Ferry décrète l’expulsion des congrégations religieuses non autorisées, puis en 1905, quand le gouvernement Combes prononce la séparation de l’Église et de l’Etat. L’ensemble du patrimoine religieux passe alors sous la coupe de l’État et des communes. D’où un départ en masse des moines vers l’étranger, qui ne reviendront qu’après la Première Guerre mondiale.
XXIV- Ces nouvelles communautés religieuses
Les Fraternités monastiques de Jérusalem
Derrière des murs plus que millénaires, si proches de la cohorte des touristes et pourtant si loin du monde, quelques hommes et femmes vivent pour dire Dieu aux hommes et pour mener l’homme à Dieu, selon le père Delfieux, fondateur des Fraternités monastiques de Jérusalem, en 1975. Ces communautés religieuses, moines et moniales, moyenne d’âge autour de 40 ans, scapulaire bleu marine pour les frères, voile blanc noué sur la tête pour les sœurs, se sont installées notamment à Vézelay et sur le Mont-Saint-Michel en 2001, à la demande de l’évêque de Coutances. Elles perpétuent l’œuvre entreprise il y a plus de trente ans par le père Bruno de Senneville en revenant vivre dans l’abbaye grâce à une convention signée avec l’administration des Monuments historiques. Si nous restaurons l’abbaye du Mont, c’est pour y faire revivre une communauté monastique, sinon notre entreprise n’a pas de sens, déclarait alors André Malraux. S’il est vrai que les visiteurs (ils sont plus de trois millions chaque année, hors période Covid) ont aujourd’hui remplacé les pèlerins, les religieux fidèles à la tradition d’hospitalité accueillent ici tous ceux qui désirent faire une halte spirituelle. Deux communautés de moines et de moniales des Fraternités Monastiques de Jérusalem (aujourd’hui, une communauté de six sœurs et une communauté de cinq frères) sont présentes à l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Elles y assurent ensemble les offices célébrés chaque jour (en chant polyphonique) et l’accueil monastique. Elles vivent dans l’abbaye, qui est propriété de l’État et gérée par le Centre National des Monuments Nationaux.
Où sont les fraternités de Jérusalem
- Paris : Église Saint-Gervais-Saint-Protais
- Strasbourg : Église Saint-Jean
- Tarbes : Cathédrale Notre-Dame-de-la-Sède 5, Place Charles de Gaulle, 65000 Tarbes
- Le Mont-Saint-Michel : Abbaye du Mont-Saint-Michel 50170 Le Mont-Saint-Michel
- Vézelay : Basilique Sainte-Marie-Madeleine 89450 Vézelay
- Magdala: La Briquerie en Sologne 41300 La Ferté-Imbault
- Rome : San Sebastiano al Palatino Via di San Bonaventura, 00186 Roma, Italie
- Florence: La Badia Fiorentina
- Pistoia: San Bartolomeo in Pantano Piazza S. Bartolomeo, 51100 Pistoia, Italie
- Gamogna : Eremo San Barnaba 50034 Marradi, Italie
- Cologne : Groß Sankt Martin An Groß Sankt Martin 950667 Köln, Allemagne
- Varsovie : Matki Bożej Jerozolimskiej Łazienkowska 1400-449 Warszawa, Pologne
- Montréal : Sanctuaire du Saint-Sacrement
- Mont-Saint-Hilaire: Maison de prière 690, rue Cardinal, Mont-Saint-Hilaire (Qc) J3H 3Z5, Canada
Pas de doute ! L’image est exacte, le cloître du Mont-Saint-Michel est bien suspendu entre ciel et mer. Achevé en 1228 et édifié en pierre de Caen, il dégage une impression de légèreté extraordinaire, due sans doute aux quelques 227 colonnes disposées en quinconce( Photo FC)
Au troisième millénaire, un formidable travail de restauration a pris le relais de l’œuvre accomplie au XIXe et XXe par Mérimée, Viollet-le-Duc et tant d’autres. Partout il a fallu restaurer ces grands havres de paix et de silence, dans le respect de ceux qui les ont élevés, en dépassant les frontières du temps pour unir ces énergies à celle des extracteurs, des porteurs, des tailleurs qui ont travaillé à monter ces pierres, et à l’habileté et à l’ardeur des maîtres d’œuvre, des maçons et des sculpteurs qui les ont embellies.
Si aujourd’hui le chœur roman ou gothique de certaines abbayes résonne encore du chant grégorien, qui ponctue les heures bénédictines, c’est à ces hommes qu’on le doit. Laïques ou clercs, ils furent les bâtisseurs de monastères, havres de beauté faits de solitude et de solidité, tendus vers l’image de Dieu. « Qu’est-ce que Dieu ? disait saint Bernard. II est longueur, largeur, hauteur, profondeur. » Mais qui parle d’édifices extérieurs ? Il n’y a qu’édification intérieure, qu’architecture révélée aux dimensions de la Jérusalem céleste, cité de Dieu et cité des moines.
L’auteur de cet article est journaliste du patrimoine, membre de l’AJP (Association des Journalistes du Patrimoine) et de l’APE (Association de la Presse Etrangère).
Bibliographie sur les abbayes (anciennes éditions) :
- Les plus belles abbayes de France (Sélection du Reader’s Digest)
- Abbayes en France (en Belgique et en Suisse) Lieux de séjour, lieux de silence (Editions du Palais)
et retrouvez l’auteur sur son blog : www. amazed.blog