Cathédrales, Abbayes, Châteaux, Ponts…

“Cathédrales gothiques, quand la pierre des hommes rejoignait la lumière du ciel”

I/Saint-Denis, la mère de toutes les cathédrales

Tout a commencé au XIIe siècle dans l’actuelle basilique-cathédrale de Saint-Denis, à 10 km de Notre-Dame de Paris. Elle amorce l’histoire de la grande épopée des cathédrales gothiques, quand entre le XIIe et XVe siècle, la France a élevé plus de 80 cathédrales, passant ainsi du style roman au style gothique. L’acte de naissance de cette révolution s’inscrit dans l’édification de Saint-Denis, célèbre nécropole royale. Aux côtés des grands hommes d’Eglise, architectes, bâtisseurs et maîtres d’œuvre deviennent alors les véritables héros-souvent anonymes de cette épopée périlleuse : des chantiers gigantesques, des flèches qui s’élèvent jusqu’à 100 m de haut, et un résultat spectaculaire et audacieux. Ces cathédrales sont autant de témoignages d’une architecture et d’un art qui ont su maîtriser les nouvelles techniques au service de la spiritualité.

Parvis de la cathédrale -basilique de Saint-Denis. Aujourd’hui, population et religions diverses se retrouvent à portée de ses trois portails conçus au XIIe siècle par l’abbé Suger. Saint-Denis est la nécropole des rois et reines de France. Construite sur la tombe de saint Denis, évêque missionnaire mort vers 250, l’abbaye royale de Saint-Denis accueille dès la mort du roi Dagobert en 639 et jusqu’au XIXe siècle, les sépultures de 43 rois, 32 reines et 10 serviteurs de la monarchie. En 1966, la basilique fut élevée au rang de cathédrale (Photo FC)
Nef de la cathédrale-basilique de Saint-Denis. Après les deux travées du narthex (l’avant-nef) construites par Suger, aux ogives massives, la nef comporte sept travées. Les trois travées orientales recevaient le choeur des moines. Elles étaient jadis séparées du reste de la nef par un jubé. Saint-Denis inaugure l’art gothique marqué par la place centrale de la lumière, symbole du divin, dans l’architecture religieuse (Photo FC)

Le noble ouvrage brille, mais s’il brille avec noblesse Qu’il éclaire les esprits et les guide, par de vraies lumières À la vraie lumière dont le Christ est la vraie porte” Vers de Suger gravés sur les grands portails de la cathédrale-basilique de Saint-Denis (Ci-dessous).

Bas-côté nord de Saint-Denis et son portail datant du XIIe siècle, dit : la porte des Valois car donnant au XVIe siècle sur la rotonde des Valois. Son tympan est consacré au martyr de Saint Denis Cette façade est dominée par une large rose rayonnante. Au-dessus, un pignon à crochets, orné d’oculi et encadré de pinacles, qui couronnent les contreforts (Photo FC)

Saint-Denis, ce jour où nait le gothique

L’acte de naissance de la cathédrale gothique s’inscrit curieusement, non dans les pierres d’une cathédrale mais dans celles d’une église abbatiale, la prestigieuse abbaye de Saint-Denis, à quelques pas de Paris. On dit que son abbé, Suger, en prit l’idée en voyant se construire à Paris l’église Saint-Manin-des-Champs. Lorsque, le 11 janvier 1144, il procède à la consécration du nouveau chœur, l’élite du royaume est présente. Et c’est l’éblouissement ! Tant de lumière et de légèreté ! Piliers, arcs brisés, voûtes sur croisée d’ogives, une technique étonnante, expérimentée par quelques architectes des vallées de l’Oise et de l’Aisne. Les évêques, les abbés présents ce jour-là n’ont d’yeux que pour les larges et hautes fenêtres dotées, chose inimaginable, de verrières colorées. De retour chez eux, ils n’ont plus qu’une idée en tête, reconstruire pour faire pénétrer la lumière comme Suger l’a fait à Saint-Denis.

“En ce 11 juin 1144, lorsque le roi Louis VII et la reine Éléonore d’Aquitaine, accompagnés des grands dignitaires du royaume, des hauts barons, de dix-neuf archevêques et évêques et suivis d’une foule innombrable pénètrent dans la nouvelle église dédiée à saint Denis, c’est l’éblouissement. Jamais on n’avait vu chose pareille : tant de lumière inondant un tel édifice ! Un chœur grandiose où tout est légèreté, une alternance de colonnes de lumière et de pierre et puis, suprême ravissement, des rangées de hautes fenêtres dont certaines sont en vitraux colorés. Combien sont-ils à comprendre ce jour-là qu’ils assistent, dans ce lieu hautement symbolique, situé au cœur d’une monarchie qui commence à affirmer sa puissance, à la naissance d’un style. Il va bouleverser l’architecture : l’art que l’on qualifiera plus tard de gothique ? Les bâtisseurs de Saint-Denis ont en effet utilisé ici, pour la première fois et de façon systématique, la croisée d’ogives, une technique mise au point par les maçons, maîtres bâtisseurs venus des vallées de l’Oise et de I’ Aisne. “Le cortège de grands pontifes revêtus d’habits blancs, superbement coiffés de leur mitre pontificale et de riches parements embellis de médaillons, tenant leur crosse dans la main” comme l’écrira Suger plus tard, n’a en tout cas d’yeux que pour les colonnes de ce chœur qui, en lieu et place des lourds piliers de l’architecture romane, offrent grâce et légèreté. Rien ne fait plus obstacle à la lumière, cette lumière colorée qui circule librement dans le sanctuaire. Alors, de retour dans leurs diocèses et leurs monastères, évêques et abbés n’auront plus qu’une idée en tête : remettre en chantier leur église sur le modèle de Saint-Denis”. François Collombet, Dans le secret des cathédrales (Editions Massin 2018)

Regardez-bien, la nef de Saint-Denis marque la naissance de l’art gothique flamboyant en passant d’une élévation de trois à deux niveaux. Résultat une nef baignée d’une lumière intense grâce à ses hautes verrières et à ses roses. Ce chef d’œuvre voulu par l’abbé Suger* se fit sous la conduite de Pierre de Montreuil. Il fit d’abord construire une nef à trois vaisseaux. Le chœur fut ceint d’un double déambulatoire à sept chapelles rayonnantes. Le transept se vit percer de grandes roses. Il sera considérablement élargi, pour répondre à la volonté de saint Louis de faire de l’église la nécropole des rois de France (Photo FC)
*De cette architecture imposée par Suger, Saint-Denis n’a conservé que le déambulatoire et ses chapelles rayonnantes, avec voûtes en ogives, colonnades minces et parois percées de larges vitraux.

La flèche de Saint-Denis et Notre-Dame de Paris : les deux chantiers colossaux de ces prochaines années

Deux chantiers monumentaux mais quelle formidable sororité entre les deux édifices, aime à dire Jacques Moulin, architecte en chef des monuments historiques de Seine-Saint-Denis : Depuis le début de la chrétienté, Saint-Denis et Notre-Dame de Paris sont implicitement complémentaires. Le premier évêque de Paris, en l’occurrence saint Denis, est enterré dans la basilique qui porte son nom. C’est à Saint-Denis que l’on invente l’architecture gothique et c’est là qu’elle parvient à son sommet. Ce sont les architectes de Saint-Denis qui vont construire Notre-Dame. Ainsi, au XIIIe siècle, Pierre de Montreuil construit les deux grandes roses de Saint-Denis puis est chargé de poursuivre le même chantier à Notre-Dame. Enfin, au XIXe siècle, l’apprentissage de la restauration se fait à Saint-Denis avant Notre-Dame. Ainsi, Eugène Viollet-le-Duc concepteur de la flèche de Notre-Dame fait à la même époque démonter la tour nord de Saint-Denis (une série de tornades avait fragilisé le monument). Il va jusqu’à proposer la démolition complète de la façade et son remplacement, incluant deux flèches symétriques. Le projet n’a jamais abouti et le remontage de la flèche fût abandonné au profit d’autres chantiers jugés prioritaires.

20 millions d’€ pour la flèche de Saint-Denis

Lors du démontage de la flèche en 1837-1838, fragilisée par les intempéries, l’architecte François Debret avait effectué des relevés et des croquis extrêmement précis. Ce sont eux qui servent aujourd’hui de guide pour dessiner l’architecture de cette tour nord et de sa flèche, une reconstruction à l’identique avec les mêmes savoir-faire qu’au XIIe siècle. Quant au budget alloué, les départements franciliens mettront la main à la poche à hauteur de 20 millions d’€ (somme considérable initialement destinée à Notre-Dame de Paris). Alors, quelles échéances prévoit-on pour ces deux incroyables chantiers ? Pour Notre-Dame, selon le vœu présidentiel, fin des travaux en 2024 (un exploit !). Pour Saint-Denis, quatre ans plus tard, en 2028 (premières pierres posées en 2022) ; 2028 étant la date à laquelle la ville de Saint-Denis sera candidate pour être capitale européenne de la culture.

L’objectif des ateliers de la flèche installés bas-côté nord de Saint-Denis face au portail du XIIe siècle, dit Porte des Valois est de remonter la tour surmontée de sa flèche, telle que l’architecte François Debret l’avait prévu en 1837-1838 (Photo FC)

Les Ateliers de la flèche

L’objectif des ateliers de la flèche installés bas-côté nord de Saint-Denis face au portail du XIIe siècle, dit Porte des Valois est de remonter la tour surmontée de sa flèche, telle que l’architecte François Debret l’avait prévu en 1837-1838. Le démontage s’était accompagné de relevés et de croquis extrêmement précis (conservés aujourd’hui à la médiathèque du patrimoine). Toutes les pierres ont été numérotées et analysées, et déposées en partie dans le jardin de la basilique, d’autres ont été conservées à l’Unité d’archéologie de la ville de Saint-Denis. La nature des pierres, différente selon leur utilisation, pierre sculptée ou de maçonnerie, a été soigneusement répertoriée et confirme leur provenance comme mentionné dans les documents du XIXe siècle. On y retrouve des pierres des carrières de l’Oise pour les plus fines, et des carrières de l’ouest de Paris. Ces pierres conservent la trace des outils qui les ont taillées que ce soit en carrière lors de l’extraction ou sur place pour être sculptées. Enfin, par mesure d’économie, abandon du belvédère de 45 m de haut à 3 millions d’€. Il aurait permis d’observer le déroulement des travaux dans le style chantier-école ouvert au public. Si ce chantier voulu à l’identique du Moyen Âge, ne l’est pas à 100% (on fera appel à des entreprises spécialisées dans la rénovation du patrimoine), tailleurs de pierre et charpentier travailleront à l’ancienne en utilisant les outils et les matériaux de l’époque de son élévation au XIIe siècle.

Saint-Denis d’après une lithographie du XIXe siècle d’Isodore Laurent Deroy et Lemercier/Archives Municipales de Saint-Denis.

II/Elever une cathédrale, les efforts de 7 à 13 générations

La construction du Temple de Jérusalem. pouvant illustrer le chantier d’une cathédrale gothique (tirée d’un manuscrit d’Antiquités Judaïques, de Jean Fouquet, vers 1470-1476. Bibliothèque Nationale, Paris.

En trois siècles, du XIIe au XVe, la France va élever plus de 80 cathédrales. Partout, des chantiers s’ouvrent pour sup­planter au cœur des villes les anciens édifices romans jugés trop petits, trop sombres, trop démodés. Des chantiers immenses qui nécessitent des fondations de 10 mètres de profondeur. Des nefs gigantesques capables de recevoir des immeubles de dix à douze étages, des millions de mètres cubes de terre et de pierres sont charriés, taillés, façonnés.

La construction de tous ces édifices a demandé les efforts de sept à treize générations. Ainsi, pendant deux à trois siècles, les fils ont relayé les pères dans un effort de perfection pour parachever le rêve fou d’un évêque derrière sa cité. Combien furent-ils à entreprendre, entre 1140 et 1220, ce qui, huit siècles plus tard, domine encore nos villes, ces immenses vaisseaux de 4 000 à 5 000 mètres carrés de surface au sol pouvant recevoir jusqu’à dix mille fidèles ? Elles nous étonnent encore par l’audace de leur élancement, le vertigineux élan de leurs flèches perçant le ciel à plus de 100 mètres de hauteur. À leur pied, la plus haute maison ne comportait pas plus de quatre étages. Alors, à quoi attribuer cette vague de constructions qui bouleversa l’Europe et qui voulait qu’on construisît toujours plus haut, plus beau, plus grand que son voisin ? D’abord, à l’expansion démographique, l’irrésistible montée de la population des villes qu’entraîne la prospérité retrouvée ; ensuite, aux progrès économiques ; enfin, à l’affirmation d’indépendance des communes. Mais c’est surtout une immense confiance dans l’avenir, dans les techniques nouvelles.

L’apport de la science arabe

Pour l’homme du Moyen Âge, rien ne semble impossible. Il quitte sans regret l’étroitesse et l’ombre du roman pour la lumière rayonnante du gothique. Mais, avant d’assister à la naissance du style gothique qui révolutionna l’art de construire, faut-il rappeler que ses fondements théoriques furent tirés de la science arabe ? Aux IXe et Xe siècles, en effet, les savants musulmans avaient traduit les œuvres d’Aristote, de Platon, d’Euclide et de Ptolémée. Remarquables arithméticiens, ils développèrent la chimie et l’algèbre, tout en établissant les règles de la trigonométrie. Cette vaste science fut enseignée aux XIe et XIIe siècles dans leurs universités d’Espagne, fréquentées indistinctement par les étudiants musulmans, juifs ou chrétiens. Le relais fut vite établi. Au milieu du XIIe siècle, à l’école de Chartres, l’enseignement de deux grands professeurs, Thierry de Chartres et Guillaume de Conches, expliquait déjà les théories physiques d’Aristote, formant aux mathématiques les futurs bâtisseurs de cathédrales.

La croyance en un univers fondé sur le nombre, le poids et la mesure

Mais, derrière ces choix iconographiques, derrière un si bel ordonnancement des façades, il existe une volonté farouche d’exprimer un ordre nouveau, la croyance en un univers fondé sur le nombre, le poids et la mesure, comme l’enseignaient les anciens. Suger tout d’abord avait été fortement influencé par les écrits de Denys l’Aréopagite, celui qu’on a longtemps confondu avec un autre Denis, saint Denis, victime des persécutions ordonnées par Domitien. L’épisode est célèbre : Denis, un Grec disciple de saint Paul, décapité, prit dans ses mains sa tête qui continuait à chanter et se mit en route jusqu’à ce qu’il tombe, à l’emplacement où fut fondée l’abbaye de Saint­-Denis. D’après l’Aéropagite, Dieu est lumière. Incarner cette lumière dans le chœur de Saint-Denis, cette image d’un ordre tout empreint de clarté, ce désir d’espace et de légèreté qui va aboutir à une nouvelle architecture, fut la grande œuvre de Suger.

Les sept arts libéraux à la base de la construction des cathédrales

Une autre pensée nouvelle fut véhiculée ensuite par les universités et diffusa l’idée que les sciences humaines s’affranchissaient désormais de la théologie et qu’il fallait connaître les sept arts libéraux, science des mots (grammaire, dialectique, rhétorique) et science des choses (géométrie, arithmétique, astronomie, musique). La construction des cathédrales passe par cette connaissance. Voyez à Chartres, sur le portail Royal, la représentation des concordances entre l’Ancien et le Nouveau Testament, entre l’enseignement des anciens et l’éducation chrétienne des sept arts libéraux*. Si Pythagore et Euclide, son compas en main, apparaissent sur la façade, c’est pour mieux montrer qu’à la fin des temps, au Jugement dernier, toute connaissance se révélera. L’iconographie des vitraux de Laon, représentant sur la rosace les sept arts libéraux, montre clairement cette pensée nouvelle.

*Les 7 disciplines dans les arts libéraux ont été fixés par Rome au 1er siècle. Ils regroupent 1/le trivium (Grammaire, Rhétorique, et Dialectique) représentant l’Intelligence et 2/le quadrivium, la Connaissance (Arithmétique, Géométrie, Astronomie, Musique).

III/Cathédrale de Chartres, le modèle absolu !

Chartres, un chef d’œuvre absolu ! Cette cathédrale fut construite rapidement (entre 1194 et 1225) et presque d’un seul jet ; exploit facilité par la réutilisation de la façade et des tours de la cathédrale romane précédente. Chef d’œuvre par l’unité de son architecture et de son décor vitré, sculpté et peint, l’expression totale et achevée d’un des aspects les plus caractéristiques de l’art du Moyen Âge. Il fallut 15 ans supplémentaires pour l’élaboration des vitraux. On compte plus de 3 500 statues. En tout, il a été recensé 9 000 personnages sculptés ou peints, dont 181 vierges. La cathédrale de Chartres a exercé une influence considérable sur le développement de l’art gothique en France et hors de France. Les architectes des cathédrales de Reims, d’Amiens et de Beauvais n’ont fait qu’enrichir le schéma fondamental de Chartres, qui a été imité jusqu’à Cologne en Allemagne, à Westminster en Angleterre et à León en Espagne. Dans le domaine du vitrail, l’atelier de Chartres a rayonné largement jusqu’à Bourges, Sens, Le Mans, Tours, Poitiers, Rouen, Canterbury, par essaimage ou diffusion des œuvres.

Façade ouest de la cathédrale de Chartres. Entre les deux tours, le portail royal épargné durant l’incendie de 1194. Il est sans doute le plus exceptionnel de tous. Il a été édifié vers 1145. Il s’impose par l’extrême qualité de ses sculptures, modèle le plus abouti qui fascina nombre de plasticiens et d’écrivains à travers les siècles. Il représente le reflet des savoirs intellectuels et manuel acquis à Chartres à l’époque de son élévation. (Photo source Wikipédia).

Chartres, une cathédrale sous influence ou l’Ecole de Chartres et l’enseignement des Arts Libéraux

Chartres est au XIIe siècle, le centre intellectuel du monde occidental alors que règne encore obscurantisme et superstition. C’est le haut lieu du savoir et foyer d’une véritable renaissance humaniste inspiré par le platonisme. Commence également à se répandre la nouvelle documentation scientifique gréco-arabe venue d’Espagne. L’Ecole de Chartres enseigne alors les 7 disciplines dans les arts libéraux (fixés par Rome au 1er siècle). Ils regroupent 1/le trivium qui représente l’intelligence ou la science des mots (Grammaire, Rhétorique, Dialectique) et 2/le quadrivium, c’est-à-dire, la connaissance (Arithmétique, Géométrie, Astronomie, Musique). A côté des sciences humaines, était étudiée la science sacrée, la théologie. C’est cet esprit d’étude qui va rayonner dans tout le siècle, bouleversant l’architecture des cathédrales. La cathédrale, n’est-elle pas œuvre d’art et de science, l’affirmation du pouvoir créateur de l’homme ? Nul doute que c’est cette philosophie prônée par l’Ecole de Chartres (et par d’autres écoles de cathédrales) qui s’exprime à Chartres, plaçant l’homme au centre de la création avec le pouvoir de rendre le monde intelligible, de le transformer et de l’améliorer.

Créer les nombres, c’est créer les choses

“Tu as tout réglé avec nombre, poids et mesure” Sg 11, 20
De tous les arts libéraux et de toutes les sciences contemplatives, la principale et la plus divine est la science des nombres” Platon

Hugues de Saint-Victor rédige le Didascalicon (Leyde, Bibliothek der Rijkuniversiteit)

L’Ecole de Chartres fait sienne la maxime de Macrobe (écrivain, philosophe et philologue latin du IVe siècle) qui rappelait la tradition pythagoricienne : Lorsque notre pensée, s’élevant, va de nous vers les dieux, le premier degré d’immatérialité qu’elle rencontre, ce sont les nombres. A cela, Thierry de Chartres ajoutait : créer les nombres, c’est créer les choses. Elle est dirigée par des chanceliers remarquables comme Bernard de Chartres (un puits de science, l’homme le plus lettré qui fût) et Thierry de Chartres. Elle accueille des maîtres célèbres comme Guillaume de Conches*, Jean de Salisbury. C’est grâce à l’Heptateuque, Le traité des sept Arts libéraux, véritable somme de l’enseignement des disciplines libérales, rédigé par Thierry de Chartres au XIIe siècle que sont connues les matières enseignées dans cette célèbre Ecole. Thierry de Chartres considéré comme le plus important philosophe de toute l’Europe, occupa la charge de chancelier de 1142 à 1150 environ. (Source blog d’Isabelle Ohmann).

*Guillaume de Conches, le libre-penseur

Il serait considéré aujourd’hui comme un libre-penseur. N’a-t-il pas voulu que l’Eglise se confronte à la science ? Il connaît les œuvres des médecins grecs et arabes (Galien notamment par le biais des traductions dues au XIe siècle à Constantin l’Africain). On lui doit la diffusion des Quæstiones naturales du philosophe stoïcien Sénèque. Ses ouvrages sont en quelque sorte un abrégé de toutes les sciences que l’on enseignait au XIIe siècle. Il va jusqu’à oser émettre certaines idées sur notamment la Trinité et sur l’âme du monde ce qui le compromet auprès de l’Église. Il doit se rétracter. Il le fait dans le Dragmaticon sous la forme d’un dialogue avec le duc de Normandie, Geoffroy Plantagenêt.

Michel Lemoine du CNRS a consacré tous ses travaux au débat entre la théologie et la platonisme au XIIe siècle et à la tradition de Platon dans l’Occident latin. Il est notamment l’auteur de “Théologie et Platonisme au XIIe siècle”, ouvrage consacré à l’École de Chartres. Il a traduit la “Cosmographie” de Bernard Silvestre, le “Didascalicon” ouvrage du philosophe et théologien mystique du XII e siècle, Hugues de Saint-Victor et “La Nature de l’âme et du corps” de Guillaume de Saint-Thierry.

Le portail royal, transition entre art roman et gothique. Plusieurs ateliers de sculptures ont travaillé sur le chantier de la façade. Le portail central est attribué au Maître de Chartres, contemporain de la construction de la basilique de Saint-Denis, précurseur de l’art gothique (les portails sud et nord sont quant à eux gothiques puisque réalisés entre 1205 et 1225) Ce portail est réputé pour sa perfection dont certaines des plus belles sculptures de la porte centrale, notamment le tympan et les statues colonnes. Aux voussures (arcs sculptés du porche) des 3 portails de cette façade. 3 thématiques y sont représentées : travaux des mois et signes du zodiaque, vieillards de l’apocalypse et arts libéraux représentés par des femmes, symbolisant les matières enseignées dans les écoles de Chartres accompagnées de savants de l’antiquité.

Le portail royal, transition entre art roman et gothique :  Baie de Gauche : Tympan : Le Christ monte au ciel. Baie du Centre : Tympan : Le Christ en gloire et le Tétramorphe*. Baie de droite : Tympan : Vierge en majesté
*Tétramorphe : du grec tétra, quatre et morphé, forme. Représentation des quatre évangélistes sous leurs formes allégoriques, (l’homme pour Saint Matthieu, l’aigle pour saint Jean, le taureau pour saint Luc et le lion pour saint Marc). Cette représentation est inspirée de la vision d’Ezéchiel (Ez 1, 1-14) et par la description des quatre vivants de l’Apocalypse selon saint Jean.

A Chartres, c’est l’humanité qui s’exprime sur le Portail royal

Exceptionnel portail royal de Chartres ! Son thème, le Royaume de Dieu, d’où le nom de Portail royal. Il fut construit entre 1145 et 1150, dans cette période très brève, charnière de l’art roman et art gothique. Geoffroy de Lèves, alors évêque de Chartres et ami de Suger assiste à la consécration du chœur de la basilique Saint-Denis en 1144. En découvrant cette toute nouvelle abbatiale et son portail, c’est le choc ! Il va alors faire venir les artistes de Saint-Denis pour travailler à Chartres. Voici donc cette proximité d’apparence. A noter que le portail royal de Chartres nous est parvenu presque intact avec ses trois larges baies entièrement décorées, une première dans l’histoire de l’architecture !

L’art byzantin et l’art roman transcendés par l’art gothique

A l’art byzantin, il tire la frontalité des statues avec cette symétrie dans la disposition des sujets et cette façon de rendre impersonnel les sujets théologiques. A l’art roman, il emprunte : la stylisation des vêtements, la convention des attitudes. Les bras sont bien collés au corps, les plis des vêtements tombent droit. Les visages sont sobres mais les yeux sont immenses, comme pénétrants, et le regard semble dépasser le visible. Mais déjà, l’art gothique est omniprésent. Il transparaît derrière le sourire énigmatique des visages. Il éclate dans l’adaptation rigoureuse de la statuaire à la structure des portes. N’est pas la philosophie de l’Ecole de Chartres qui flotte sur ce portail ? Dans les voussures des baies latérales, c’est l’humanité qui s’exprime prolongeant par son travail le dessein créateur de Dieu. Sur la baie de droite, au tympan, la Vierge Marie symbole de la sagesse incarnée. Autour d’elle dans les voussures, les sept arts libéraux, Grammaire, Rhétorique, Dialectique, Arithmétique, Musique, Géométrie, Astronomie disposés comme une auréole de savoir. Chacune de ces disciplines est évoquée par deux figures : l’une féminine, couverte d’un voile pour souligner son caractère sacré, est celle de la discipline elle-même et l’autre, masculine, celle d’un de ses représentants fameux (Cicéron, Pythagore, Aristote, Ptolémée, Euclide, Donat, Boèce). Nul doute, c’est la pensée humaniste qui domine ici propagée par l’Ecole de Chartres. L’homme est le maître de la nature. Il doit continuer sur cette terre l’œuvre de Dieu.

Portail royal de la cathédrale de Chartres, sur la baie de droite dans ses voussures : Pythagore est à gauche, avec un instrument de musique à cordes sur les genoux. La Musique illustrée par Pythagore, inventeur du nombre d’or, est le plus souvent munie d’un instrument de musique (harpe, lyre ou cithare) A droite, Donat le grammairien, né vers 320 (mort vers 380), auteur notamment d’un traité de grammaire (Ars grammatica) dont l’enseignement eut beaucoup d’influence pendant tout le Moyen Âge

IV/Ces cathédrales intimement liées à l’homme du Moyen Âge

Prestigieuses et grandioses, les cathédrales étaient intimement liées à l’homme du Moyen Âge. Foin de ces vastes parvis créés au XIXe siècle, isolant la cathédrale dans un no man’s land pour mieux en apprécier la hauteur et les proportions ! Lui avait le nez collé dessus. Elle était pour lui tout à la fois sa fierté, son refuge et sa consolation. II vivait dans son ombre ; son échoppe, sa maison s’agglutinaient à ses murs. Sa vie y était intimement mêlée. Il fallait qu’elle puisse les accueillir, lui et la totalité des habitants de sa ville, lorsque la cité entière s’entassait sous sa vaste nef pour entendre les offices et baiser les reliques les jours de fêtes, mais aussi tout simplement pour y traiter des affaires de la cité ou accueillir les provisions de foin.

Drame dans la cathédrale

On y jouait également des drames liturgiques, les plus importants ayant lieu au moment de Pâques. Le dimanche des Rameaux, les chœurs se perchaient dans les tours, dans les galeries ou sur le porche. Le jeudi saint, toutes les croix étaient détachées et emmenées avec l’hostie au sépulcre pascal, gardé par des soldats figurant ceux de Pilate. Le jour de Pâques était salué par moult fumée et coups de tonnerre. On jouait alors le mystère de l’ange et des trois Marie, accompagné de chants, de musique et de danses. mais rien ne valait la veillée pascale de Sens, où l’archevêque se lançait dans une danse effrénée, entraînant derrière lui à travers sa cathédrale clercs et laïques. La foule n’avait d’yeux que pour la mitre dansant sur la tête du prélat.

Un homme libre sous la protection de Dieu

Lors des grandes cérémonies, lorsqu’on ne pouvait entrer, il restait alors à s’instruire dehors en déchiffrant la sculpture des façades : une véritable bible illustrée à l’usage du peuple, qui détaillait chaque motif avec délectation. Rien de gris, de triste ou d’ennuyeux ; tout était couleur à force d’or, de rouge et de bleu utilisés à profusion. II en reste quelques traces, visibles encore à Amiens, Angers ou Saint-Jacques-de-Compostelle. Ce sont eux, ces sculpteurs de génie, ces artistes regroupés en ateliers, qui offrent pour la première fois une nouvelle image de l’homme : un homme libre sous la protection de Dieu, de la Vierge, des anges, des apôtres et des saints. Libre à lui de les interpeller pour intercéder au ciel en sa faveur.

Autun, Tentation d’Eve ou la Joconde de pierre. Au départ, elle devait orner le portail de la cathédrale Saint-Lazare d’Autun. Elle a été réalisée au XIIe siècle. Incroyable posture (à cette époque) de cette Eve dans une position où elle succombe à la tentation. C’est une œuvre majeure de la statuaire médiévale et l’une des pièces maîtresses des collections permanentes du musée Rolin. Il est situé à quelques pas de la cathédrale Saint-Lazare. C’est l’ancien hôtel particulier du chancelier Nicolas Rolin.

Le sculpteur gothique, lui, apporte aux visages son humanité, sa souffrance, sa majesté, ses tourments, sa quiétude, ses doutes. Il joue l’humour, la caricature, le trait méchant lorsqu’il s’agit d’injustice et de vices. La pierre est sa vie, qu’il modèle selon ses envies. Et Dieu ! Que le champ d’une cathédrale est immense ! Et tout est source d’inspiration, modèles de l’Antiquité ou modèles romans. Qu’y-a­t-il de plus sensuel que cette Ève d’Autun, sculpture romane, œuvre de Gislebert, première œuvre signée ? Et quelle extraordinaire évolution ! Une statue, l’ange de Reims, esquissera le tout premier sourire. JI nous est destiné à nous, hommes de chair, ce sourire qui allait bouleverser la conception même de la sculpture.

L’ange et la Vierge constituent le groupe de l’annonciation de l’ébrasement du portail central. La tête de l’ange de l’annonciation ressemble pour beaucoup à la tête de l’ange au sourire qui se trouve au portail nord.
Cathédrale de Reims : L’ange et la Vierge constituent le groupe de l’annonciation de l’ébrasement du portail central. La tête de l’ange de l’annonciation ressemble pour beaucoup à la tête de l’ange au sourire qui se trouve au portail nord (Photo FC)

V/L’art gothique ou le style français

L’essor des grandes cathédrales gothiques, cette « allégresse » architecturale née dans le chœur de l’abbaye de Saint-Denis, nécropole royale, coïncide – est-ce un hasard ? – avec la montée en puissance du royaume de France.

Confiné à l’Île-de-France, en butte permanente aux attaques de ses puissants voisins, le royaume va irrésistiblement s’étendre dès le XIIe. C’est Louis VI le Gros et plus tard Louis VII, tous deux conseillés par Suger, qui répriment des vassaux trop indépendants, n’hésitant pas à démanteler leurs châteaux. C’est sous Louis VI, alors en guerre contre Henri Ier, d’Angleterre, à la reconquête de la Normandie, qu’apparaît pour la première fois la bannière des rois de France aux couleurs de l’abbaye royale de Saint-Denis. Des rois qui favorisent, là où ils en ont besoin, l’institution des « communes” par des chartes émancipant les villes encore dépendantes des grands féodaux rebelles au roi. Des rois qui jouent délibérément la carte des évêques-comtes, en augmentant leurs prérogatives temporelles. Éveil d’un sentiment national après la victoire de Philippe Auguste à Bouvines en 1214, prospérité retrouvée, il n’en fallait pas plus pour susciter cette folie à élever la démesure comme standard de leur indépendance. Partout, des confréries se forment derrière l’évêque : « En ce temps-là, dit la chronique des évêques d’Auxerre, les populations s’enthousiasmaient pour la construction des églises neuves.” Les communes vont alors rivaliser de zèle ; l’orgueil de la cité est en jeu. Qui présentera le projet le plus téméraire ? On cherche le soutien du roi. On fait appel aux meilleurs architectes. On se bat pour un maître d’œuvre réputé. On ne rêve que de reproduire l’incomparable : le chœur de Saint-Denis, modèle des modèles.

Un style qui s’exporte partout en Europe

Des écoles se forment. D’abord l’école de Sens. Son influence s’étend jusqu’à Jérusalem, dont la basilique du Saint-Sépulcre est reconstruite par des maçons venus de Sens. Son architecture gagne la Champagne, en allégeant au maximum ses piles et ses arcs. La Normandie se caractérise par l’extrême élancement de ses sanctuaires, tels Rouen, Bayeux ou Coutances : une élévation sur quatre niveaux, chère aux architectes anglo-normands. La voûte bombée marque le style angevin, appelé Plantagenêt : une voûte en dôme sur huit arcs d’ogives dont le meilleur exemple est sans doute la cathédrale d’Angers. II existe quelques variantes au Mans, à Angoulême ou à Poitiers. Dans cette dernière, on trouve le type d’église « halle » aux nefs de hauteur égale, répandu dans le Sud-Ouest. Mais, sans conteste, ce fut l’édification de Notre-Dame de Paris, entreprise par Maurice de Sully en 1163, qui « arrêta » le modèle des grandes cathédrales gothiques.

Dès la fin du XIIe siècle, ce style « français » injustement baptisé « gothique » par dérision à la Renaissance, va s’exporter partout en Europe en suivant tout bonnement la route des pèlerinages. En Angleterre, par les architectes maîtres d’œuvre de Sens ; dans les pays rhénans, par Strasbourg et Cologne. Il atteint l’Espagne et le Portugal. Partout, on fait appel aux maîtres français. Ils travaillent en Bohême, en Hongrie, en Pologne, en Suède. Ils suivent les croisés à Chypre et Saint Louis jusqu’en Terre sainte.

Notre-Dame de Paris arrête le modèle des grandes cathédrales gothiques

Silhouette symbole arc-boutée à son île au cœur de la Cité, ainsi la voici, cette cathédrale mythique si légère, si harmonieuse et qu’on croyait indestructible. Elle est encore bien là, à quai, immense vaisseau qui a jeté sa flèche à plus de 90 mètres de haut. Existe-t-il au monde un monument plus admiré et qui, pourtant, étonne encore le plus blasé des visiteurs ? Sa toiture dont la charpente était inchangée depuis l’origine, son chevet flanqué d’une des plus aériennes couronnes d’arcs-boutants de 15 mètres de volée, sa nef, ses tribunes, ses roses, ses douze portails, rien ne décevait, tout ici était chef-d’œuvre. Y avait-il à Notre-Dame le moindre recoin, la moindre parcelle de pierre qui n’ait été peint, décrit, enluminé, légendé, hanté par l’Histoire sous le regard inquiétant de quelques gargouilles et chimères monstrueuses, chères à Victor Hugo ? Mais le 15 avril 2019, la toiture et la flèche de Notre-Dame de Paris étaient détruits par un gigantesque incendie. Figé en un seul bloc par la chaleur, l’échafaudage qui enserrait la flèche alors en rénovation a pu aujourd’hui être entièrement dégagé. Et la décision de reconstruire une charpente en bois, sur le modèle de celle d’origine, a été officialisée. « Si ce monument est un jour achevé – notait Robert de Thorigny en 1177 – aucun autre ne pourra lui être comparé. » Si ce monument est un beau jour de 2024 restauré alors cet incendie ne sera plus qu’une date dans la longue Histoire de cette cathédrale, chef d’oeuvre inscrit au patrimoine mondial de l’humanité.

Notre-Dame de Paris (XIIe-XIIIe-XIXe-XXIe siècles), quelques mois avant son incendie de 2019. Existe-t-il au monde un monument plus admiré et qui, pourtant, étonne encore le plus blasé des visiteurs ? (Photo FC)
Impossible d'imaginer que derrière la magnifique façade ouest de Notre-Dame de Paris et devant le parvis, c'est une cathédrale qui a subi le pire incendie de son histoire, celui du 15 avril 2019 (Photo FC)
Sans conteste, ce fut l’édification de Notre-Dame de Paris, entreprise par Maurice de Sully en 1163, qui « arrêta » le modèle des grandes cathédrales gothiques. Impossible d’imaginer que derrière la magnifique façade ouest de Notre-Dame de Paris et devant le parvis, c’est une cathédrale qui a subi le pire incendie de son histoire, celui du 15 avril 2019 (Photo FC)

VI/Ceux qui décident, ceux qui financent, ceux qui œuvrent

Ceux qui décident

Entreprendre l’édification d’une cathédrale n’est pas une décision prise à la légère. Elle est toujours décidée par un évêque énergique soutenu par son chapitre de chanoines et par sa population de bourgeois. Le roi de France intervient peu dans l’ouverture d’un nouveau chantier. Il se contente d’être donateur ou fondateur. Une fois la décision prise, les chanoines administrent et gèrent. Ils choisissent parmi eux un operarius, un chanoine ouvrier, qui a pour tâche de surveiller les travaux. C’est surtout l’effet du sort – parfois suscité par l’évêque lui-même – qui provoque la volonté de construire : l’un de ces grands incendies très fréquents au Moyen Âge, dus à l’imprudence, la foudre, la guerre ou la fatalité (imaginez que les flèches étaient faites de charpente enrobée de plomb fondu sur place !). Les plus spectaculaires ont frappé les imaginations : Bayeux en 1160, Sens en 1184, Tours en 1188, Chartres en 1194, Rouen en 1200, Amiens en 1218, Beauvais en 1258 … Ils ont des allures de catastrophes nationales. La reconstruction est entreprise plutôt que la restauration, sous la férule d’un évêque bâtisseur. Leurs noms ont marqué de leur empreinte l’histoire de toutes les grandes cités du Moyen Âge. Associés aux architectes, ils eurent quelquefois leurs noms gravés sur le labyrinthe de leur cathédrale. Faudrait-il citer quelques-uns d’entre eux ? Maurice de Sully à Paris, Baudouin de Flandres à Noyon, Nivelon de Chérisy à Soissons, Regnault de Monçon à Chartres, Évrard de Fouilloy à Amiens, Aubri de Humbert à Reims, Simon de Vermandois à Laon. À Auxerre, l’évêque Seignelay, au début du XIIIe siècle, se décida à la vue des cathédrales qui l’entouraient. Auxerre ne pouvait rester à l’écart. Il y allait du prestige et de l’autorité de la cité. Geoffroy de Montbray, à Coutances, y consacra sa vie et sa fortune. Au tout début des travaux, pour récolter des fonds, il fit lui-même la quête auprès de ses amis normands jusqu’en Apulie (les Pouilles, en Italie). Mais sa cathédrale est mise à mal par un tremblement de terre (en Normandie !) et par quelques fortes tempêtes. Alors, il n’hésite pas. II ramène d’Angleterre le meilleur plombier pour réparer la toiture et replacer le coq doré de sa cathédrale. On dit que, peu après, mourant, il aurait maudit celui qui, par malheur, viendrait à endommager son œuvre.

Suger, l’architecte de la lumière

Le plus exemplaire des bâtisseurs n’est autre que l’abbé Suger, au XIIe siècle. Nul ne connaît l’architecte qu’il choisit, sûrement un homme de grand talent maîtrisant parfaitement la géométrie, l’optique, les calculs de résistance des matériaux. Dans le chœur de Saint-Denis, tout est si parfaitement pensé qu’il s’agit assurément d’une œuvre commune. Suger, l’architecte de la lumière, contrôle au quotidien les travaux. Il s’assure « au moyen d’instruments géométriques et arithmétiques » de l’alignement du nouveau chevet sur l’ancienne nef. C’est lui qui conduit ses charpentiers en forêt pour leur désigner le meilleur bois pour les poutres. Il dirige tout, jusqu’au choix des vitraux, de l’ornement intérieur, de l’orfèvrerie. Dans ses écrits, ne se vante-t-il pas du délai extrêmement court qu’il lui fallut pour achever son œuvre ?

Cathédrale d’Amiens, la plus haute, la plus grande, la plus belle mais quel péché d’orgueil !

L’histoire de Beauvais est exemplaire. Elle symbolise à elle seule la folle aventure des cathédrales du XIIIe siècle, ces mille projets nés dans la tête de religieux et d’architectes osant le rêve étayé par une foi sans faille. La cathédrale Saint-Pierre d’Amiens est l’histoire d’une ambition folle, d’un rêve brisé par l’orgueil ; une histoire d’honneur et de démesure. Elle met aux prises ces jeunes communes du XIIe siècle à peine affranchies de la tutelle des seigneurs. Laquelle affirmera le mieux sa puissance, sa richesse, son indépendance ? Ce besoin de reconnaissance, d’affirmation, passe à Beauvais par un projet fou, celui d’édifier la plus grande et la plus belle des cathédrales. Mais quelle gifle ! Elle fut commencée, interrompue, démolie, réparée. Résultat : Beauvais ne possède pour toute cathédrale qu’un chœur et son transept. Un chœur pour la plus téméraire des cathédrales, d’une audace exceptionnelle, le plus haut, le plus grand, le plus prestigieux du monde gothique. Sa voûte mesure près de 48 mètres de haut, une hauteur telle qu’il fallut doubler les piliers, jeter sur l’abside une armée d’arcs-boutants. Un chef d’œuvre si scandaleusement inachevé que François ler offrit une partie de ses revenus sur le sel pour terminer la nef. Mais rien n’y fit : le projet était bien trop ambitieux, bien trop démesuré.

Cathédrale Saint-Pierre d’Amiens ne possède pour toute cathédrale qu’un chœur et son transept. Un chœur pour la plus téméraire des cathédrales, d’une audace exceptionnelle, le plus haut, le plus grand, le plus prestigieux du monde gothique. Sa voûte mesure près de 48 mètres de haut, une hauteur telle qu’il fallut doubler les piliers.

Ceux qui œuvrent

À quelques exceptions près, ce sont les grands inconnus de l’histoire des cathédrales. Pour les reconnaître, gravés sur leur pierre tombale, le compas, l’équerre et la verge. Leurs secrets soigneusement gardés se transmettent de père en fils. Ils sont admirés, respectés ; ils fondent des dynasties célèbres : les Deschamps, les Chambiges, etc. Leur appellation « magister operis, artifex, magister fabricoe, coementarius, architeaor », etc. Quelques-uns voient leur nom gravé sur la dalle centrale des labyrinthes de nos cathédrales. Ainsi, à Reims, quatre architectes se sont succédé : Jean d’Orbais vers 1211, Jean le Loup et Gancher de Reims ; Bernard de Soissons y travaille trente-cinq ans, de 1255 à 1290. On lui doit la façade et la grande rose. À Amiens, de 1220 à 1288, trois noms sont inscrits : Robert de Luzarches, Thomas de Cormont et son fils Regnault. À Paris, une épitaphe résume l’affection et l’attachement qu’on pouvait porter à de tels hommes : Ci-gît Pierre de Montreuil – le plus grand architecte de son temps, il réalisa la nef de Saint-Denis, travailla à Notre-Dame et à l’abbaye de Saint-Germain-des-PrésFleur parfaite des bonnes mœurs en son vivant, docteur ès pierres, que le roi des Cieux le conduise aux hauteurs des pôles ! Et quelle plus belle marque de reconnaissance ? Sa femme Anne eut l’honneur d’être enterrée dans la chapelle à ses côtés. En visitant Notre-Dame de Paris (quand vous le pourrez !), arrêtez-vous dans le soubassement du transept sud et ayez une pensée émue pour Jean de Chelles, l’auteur du transept. Sur 8 mètres de long, vous y lirez cette inscription : Maître Jean de Chelles a commencé ce travail le deux des ides du mois de février 1258.

La chambre aux traits

Dans les carnet de Villard de Honnecourt, intérieur du choeur de la cathédrale de Reims.

Leur rôle ne fut pas immédiat. Au départ, peu de différences les séparaient des tailleurs de pierre, des maçons ou des sculpteurs. Ils avaient les mêmes connaissances de base. Leur statut évoluera dès la fin du XIIe siècle. À cette époque, ils ne participeront déjà plus au travail manuel. À la différence des ouvriers, ils reçoivent un salaire annuel, des vêtements, une maison et de la nourriture pour leur famille et leurs serviteurs. Mais écoutons plutôt le prédicateur Nicolas de Biard, au début du XIIIe siècle, vilipender, et de quelle façon, ces architectes qui ne mettent plus : la main à la pâte -Dans ces édifices, il a accoutumé d’avoir un maître principal qui les ordonne seulement par la parole, mais n’y met que rarement ou n’y met jamais les mains et cependant il reçoit des salaires plus considérables que les autres. Et plus loin : Les maîtres des maçons ayant en main la baguette et les gants disent aux autres -Par ci me le taille et ils ne travaillent point. L’architecte est choisi sur son expérience. C’est devant l’évêque et son chapitre de chanoines qu’il discute du projet. Il s’agit d’être clair et convaincant. Le plan est présenté sur des parchemins aux dessins remarquables de précision avec, s’il le faut, l’appui de maquettes, de modèles réduits. Puis, moment d’extrême tension, le devis est dressé poste par poste, contesté, débattu. Plus tard, toutes les grandes décisions se prendront dans une pièce spéciale, réservée à l’architecte : la chambre aux traits, au sol recouvert de plâtre, où chaque élément – arc, chapiteau, tympan, etc. – est tracé grandeur nature. Le charpentier venait alors, à l’aide de planches, réaliser des « moles », sorte d’immenses patrons qui permettent aux tailleurs d’exécuter les bonnes coupes.

Les docteurs ès pierres

N’ont été conservés que de très rares parchemins de plans : voir notamment ceux de Strasbourg, datant de 1250, au musée de l’Œuvre de la cathédrale : des dessins d’une précision étonnante qui représentent une partie de la façade principale. Le parchemin était très cher et souvent réutilisé. Un seul carnet d’architecte médiéval nous est parvenu, celui de Villard de Honnecourt, rédigé vers 1230. Il comporte trente-trois feuillets de parchemin cou­verts de dessins à la plume. Villard de Honnecourt, originaire de Picardie, architecte lui-même, est le témoin rêvé de cette Europe qui voyait les grandes cathédrales surgir de leur gangue de coffrages et d’échafaudages.

Le carnet d’un architecte

Villard de Honnecourt en autoportrait. Il est né vers 1200 près de Cambrai (Nord). Il fait son apprentissage en passant de chantier en chantier, de ville en ville. Il deviendra maître d’œuvre sous le nom de magister latomus. Par son cahier, il a été établi qu’il a participé en France à la construction de l’abbaye cistercienne de Vaucelles, au chantier des cathédrales de Cambrai, Reims, Laon, Chartres, Lausanne, entre les années 1225 et 1250.

« Villard de Honnecourt vous salue et prie tous ceux qui travaillent aux divers genres d’ouvrages contenus en ce livre de prier pour son âme et de se souvenir de lui ; car dans ce livre on peut trouver grand secours pour s’instruire sur les principes de la maçonnerie et des constructions en charpente. Vous y trouverez aussi la méthode de la portraiture et du trait, ainsi que la géométrie le commande et l’enseigne. » Tout est dit dans ce petit texte de présentation qui ouvre le carnet : intérêt pour la charpente, élément essentiel au point que le maître charpentier recevait le même salaire que le maître maçon tailleur de pierre : quatre sous par jour que venait compléter une gratification de cent sous versée à la Toussaint. Il faut aussi rajouter qu’il avait « bouche à cour » et qu’il disposait d’un cheval ferré. Le carnet malheureusement n’est pas complet ; il comprend de la mécanique, de la géométrie, de la trigonométrie pratique et, surtout, des dessins d’architecture ramenés de ses visites à Chartres, Reims, Amiens, Laon, Meaux et Cambrai. Y figurent également des dessins d’ornement. Il étudie le corps humain ; il réalise des croquis animaliers. On trouve des machines de guerre, des appareils de levage, essentiels pour de tels chantiers, ainsi qu’une scie hydraulique.

La loge des maçons

Si l’appellation « franc-maçon » apparaît pour la première fois en Angleterre, concerne-t-elle au départ le matériau, cette pierre blanche qu’il fallait tailler, ou bien la franchise dont jouissaient les constructeurs de cathédrales face notamment à la juridiction de l’évêque ? Chaque chantier avait sa loge, où les ouvriers travaillaient, protégés des intempéries. Elle était accolée à la cathédrale. Sans y habiter, les maçons s’y restauraient et y faisaient la sieste. À force de cohabiter durant tant d’années, la loge va instaurer des règles de travail et surtout des règles morales. Elle aura des statuts ; elle sera dirigée par un maître maçon qui doit prêter serment. C’est lui qui est le seul responsable devant le chapitre et l’évêque. C’est lui également qui inflige des amendes en cas de travail mal fait. Est fixé le statut de l’apprenti qui peut rester dans sa loge d’origine – il devient alors compagnon – ou voyager à travers l’Europe, accueilli dans d’autres loges, entraînant cette grande fraternité des maçons. Le travail commence au lever du jour ; il se termine au coucher, avec plusieurs pauses dans la journée. Près de neuf heures de travail en hiver, plus de douze heures en été. Mais Dieu ! Que les fêtes carillonnées étaient nombreuses ! Sur la plupart des chantiers, le travail de maçonnerie s’arrête en hiver à la Saint-Martin, le 11 novembre. On réduit alors les effectifs ; on recouvre de paille et de fumier ce qui n’a pas été achevé et on attend les beaux jours.

Ceux qui financent

Pas d’amateurisme, pas de bénévolat. Une entraide en cas de coup dur, oui ! C’est de celle-là dont parle Suger : « Toutes les fois qu’on tirait du fond de la carrière de grands blocs de pierre attachés à des câbles, les gens du pays et ceux même des contrées voisines, nobles ou roturiers, se faisaient attacher avec des cordes par les bras, par la poitrine et les épaules et conduisaient les fardeaux à la manière de bêtes de somme. » La comptabilité est à toute épreuve ; un montage financier très complexe ; des charges de travail bien établies et de solides devis, au départ âprement discutés par l’évêque et son chapitre de chanoines. Combien de projets grandioses, lancés dans l’enthousiasme général, se réduisaient quelques années plus tard à un bien modeste édifice ! Ici plus qu’ailleurs, l’argent est le nerf de la guerre. Première constatation : ne rien attendre ni du roi ni des princes. Une abbaye pour la paix de leurs âmes, certainement ; une chapelle pour le repos éternel, à la rigueur ; une verrière ou quelques statues dans la plupart des cas. Les Plantagenêts, eux, étaient beaucoup plus larges, car beaucoup plus riches. À Rouen, Henri II Plantagenêt et Richard Cœur de Lion ont beaucoup donné, et même Jean sans Terre, qui, après le grand incendie de 1200, offrit deux mille livres, une somme considérable, pour la reconstruction de la cathédrale. Lors de la reconquête de la Normandie par Philippe Auguste, ce fut aux bourgeois et au clergé d’assumer la fin de la construction.

Les comptes d’exploitation brûlés à la révolution

La règle pourtant était simple. Le pape Gélase (492-496) n’avait-il pas prescrit que l’on réserve à la construction et à l’entretien des églises le quart des revenus ecclésiastiques et des dons des fidèles ? Qu’en est-il au XIIe et au XIIIe siècle ? Aucune cathédrale n’a malheureusement conservé son compte d’exploitation. Ils disparurent tous à la Révolution. Nul doute qu’une partie des coûts était supportée par les revenus du diocèse, entre l’évêque pour les deux tiers et le chapitre pour le tiers restant. À titre d’exemple, à Beauvais, l’évêque Milon établit que les revenus de tous les bénéfices vacants du diocèse – et cela pendant dix ans – seraient réservés à la construction de la cathédrale ; que l’évêque lui-même et le chapitre, pendant cette même période, s’engageraient à verser un dixième de leur revenu et ainsi de suite jusqu’au rang le plus bas dans la hiérarchie diocésaine. Alors, qu’en est-il pour le reste ? Heureuses étaient les cathédrales qui possédaient d’illustres reliques, qu’on exploitait comme de véritables filons à offrandes. D’abord, l’évêque, comme à Senlis en 1180, fait dresser l’inventaire des reliques du diocèse, les vraies pompes à finances de l’époque. Ensuite, quand cela ne suffit plus, on expédie, comme à Laon, les châsses miraculeuses sur les routes ; l’obtention du miracle étant relative aux dons versés.

Les voyages de reliques

Lorsqu’en 1112 l’évêque de Laon fut assassiné par ses bourgeois en colère qui, non seulement proclamèrent la commune, mais pillèrent et incendièrent la ville, il fallut reconstruire la cathédrale. Dès mars 1113, neuf chanoines munis de châsses sont envoyés sur les routes en quête d’argent. Ils traversent la Manche, échappent aux pirates, débarquent à Douvres, se rendent à Cantorbéry, sont reçus par Guillaume de Sens, gagnent Bristol. Ils sont détroussés plusieurs fois par des brigands retrouvés et pendus haut et court. Et, quel paradoxe ! ils sont considérés, eux, pauvres chanoines et porteurs de reliques, comme des magiciens. À leur retour à Laon, ils ramènent cent vingt marcs et des tapisseries.

L’immense générosité des fidèles, des bourgeois, des groupements de métiers et des paysans est également au rendez-vous. On installe des troncs un peu partout dans la cité ; on envoie des quêteurs dûment accrédités par les lettres patentes du roi Louis VII aux archevêques, évêques et clercs du royaume pour les inciter à participer à la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Senlis.

Beurre, indulgences et aumônes 

Et quand l’argent manque, l’imagination est au pouvoir. Ainsi, à Bourges, à Rouen et dans bien d’autres cités, autorisation est donnée moyennant aumônes de consommer du beurre pendant le carême. De là viennent les nombreuses tours de Beurre qui flanquent nos cathédrales. Autre source de revenus, les indulgences tant dénoncées plus tard par Luther ; le procédé est simple. II se développe au milieu du XIIIe siècle. À Reims, une année d’indulgence plénière est accordée par le pape Honorius III pour tout généreux donateur. À Bordeaux, l’ancien archevêque Bertrand de Got, devenu pape sous le nom de Clément V, en fait bénéficier sa ville en février 1307 et de nouveau en novembre 1308. Cela n’étant toujours pas suffisant, il décide que la partie des revenus de la première année de toute nouvelle charge ecclésiastique destinée aux caisses du Vatican ira à la construction de la cathédrale.

La tour de Beurre visible à droite de la façade occidentale de la Cathédrale Notre-Dame de Rouen (A gauche, la tour Saint-Romain du XIIe siècle). Cette fameuse tour de Beurre (75 m de haut), gothique flamboyant, fut construite par Guillaume Pontifs à partir de 1485. Elle doit son nom comme la tour nord de la cathédrale de Bourges, à l’argent collecté (aumône de carême) par le chapitre auprès des paroissiens s’ils ne voulaient pas se priver de beurre (manger maigre) pendant le carême. Il est dit aussi que ce nom viendrait de la couleur de la pierre utilisée pour sa construction. La Cathédrale fut construite avec une pierre locale, la pierre de Caumont, de couleur blanche. Mais cette tour de Beurre l’a été en pierre plus jaune provenant des carrières de la vallée de l’Oise (Saint-Maximin), une teinte couleur beurre !

Notre-Dame de Rouen, une cathédrale dans toute la flamboyance de son style

Rouen, cette cathédrale chef-d’œuvre de tous les gothiques*, n’aurait-elle qu’une façade ? Une façade grandiose, à la largeur presque exagérée, avec deux tours mal rattachées, deux portails latéraux et une partie centrale qui, jusqu’au pinacle, s’élève dans un style flamboyant qui touche au paroxysme. Une façade capable de nous faire oublier le reste, la silhouette admirable de légèreté, la flèche démesurée … Une façade qui, de 1892 à 1894, fut l’obsession du peintre Claude Monet alors qu’il devenait aveugle. Pour mieux l’étudier, il s’installa dans un appartement vide face à la cathédrale. Là, chaque matin, il la redécouvrait, voilée de ces brumes tenace et grises remontant de la Seine et si bien décrites par Flaubert. De son séjour à Rouen, Monet nous laisse une impressionnante série de tableaux, que l’on pourrait lire comme autant de symboles de l’histoire de la cathédrale : la brume évoque les temps sombres ; le plein soleil, les moments de gloire ; le rougeoiement des crépuscules, les incendies et les bombes.

*A Rouen, toutes les périodes du style gothique sont présentes : la tour Saint-Romain du XIIe siècle, le portail des Libraires et le portail de la Calende du XIVe siècle, la façade occidentale et la tour de Beurre des XVe et XVIe siècles, la flèche de fonte (152 mètres) du XIXe siècle.

VII/Le jour de la consécration

Les travaux avancent. On fixe des étapes, avec, à chaque fois, un coup de fouet aux ardeurs des travailleurs et aux dons des fidèles : l’achèvement d’une travée, le premier carillon des cloches, la pose d’un vitrail, le dévoilement d’une série de sculptures. Que penser de ce côté merveilleux, presque magique, lorsqu’il s’agit, à Chartres, d’installer un ange doré sur le toit du chevet pointant son doigt en permanence vers le soleil ? Ces jours-là, les cérémonies prennent un caractère exceptionnel. Tous ceux qui ont contribué à l’œuvre de la cathédrale, les corporations et guildes qui ont doté de vitraux, de statues et parfois de chapelles la cathédrale, des plus humbles aux plus nobles, tous ont consenti à une taxe, à une offrande, repoussant le spectre des guerres, des famines, des épidémies qui obligeaient à débaucher, à retarder, à modifier les plans.

« Ouvrez-vous, Ô grilles, ouvrez-vous, ô portes éternelles et le roi glorieux entrera. »

Le grand jour est arrivé. À peine échafaudages et cintrages enlevés, les derniers artisans, ferronniers, menuisiers, peintres, couvreurs, verriers partis, il est procédé aux cérémonies de consécration. La foule est partout innombrable, des princes, des évêques, des abbés, des prélats en grand apparat ; une foule de bourgeois, de soldats, de représentants des guildes, des corporations ; toute une société est là, conscience que ce jour marquera à tout jamais l’histoire de leur cité. L’évêque conduit la procession. Entouré de son chapitre de chanoines, il se rend devant la façade ouest, la façade principale. Un prêtre manque à l’appel. Il est caché à l’intérieur de la cathédrale ; c’est lui qui joue le rôle du diable. L’évêque s’avance maintenant devant le portail central. Il frappe trois fois à la lourde porte. Une énorme clameur monte alors de la foule, un chant entonné par toute l’assistance : « Ouvrez-vous, Ô grilles, ouvrez-vous, ô portes éternelles et le roi glorieux entrera. » Soudain un grand silence se fait et de l’intérieur on entend : « Qui est le roi glorieux ? » « Le seigneur des hosties est le roi glorieux ! » lui répondent des milliers de voix. Les portes s’ouvrent alors. Un long cortège y pénètre, entraînant derrière lui toute cette armée des ombres, ces bâtisseurs de l’éternité, ceux qui crurent, mus par une foi ardente, que la pierre des hommes pouvait rejoindre la lumière du ciel.

Cathédrale de Chartres en lumières (ici, le portail nord). Pour 2021, d’avril aux fêtes de fin d’année, 7 jours sur 7, de la tombée de la nuit à une heure du matin (22h30 à partir du 31 octobre 2021).