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L’abbaye du Bec-Hellouin ancrée dans son histoire et dans sa terre normande

“Quel que soit le chemin déjà parcouru par l’homme, il se tromperait grandement s’il croyait ne pouvoir aller au-delà” Lanfranc

Où que vous soyez dans ce verdoyant vallon du Bec, vous l’apercevrez dominant de ses 45 mètres, la blancheur et les toits ardoisés des bâtiments conventuels : cette célèbre tour Saint-Nicolas, legs d’un grand abbé bâtisseur du XVe siècle, est le symbole du Bec. Guidé par elle, quittez la route de Rouen à Saint-Martin du Parc, là où, à flanc de colline, fut construit, en 1952, le monastère des oblates de Sainte-Françoise Romaine*. Il vous suffit de suivre le ruisseau du Bec : un ruisseau à truites qui serpente, bordé de vieux saules élagués, au milieu des prés et des pommiers. A l’approche de l’abbaye, le Bec, sagement canalisé, devient élément du décor. II pénètre dans l’enceinte de l’abbaye, longeant la cour de France ornée de façades Régence.

*Une communauté de 26 sœurs, héritières de la tradition léguée à l’Eglise par sainte Françoise Romaine, des moniales bénédictines en lien avec l’abbaye Notre-Dame du Bec. Elles se joignent au chœur des moines pour les offices majeurs (messe, vêpres, vigiles) des dimanches et jours de grandes fêtes dans l’église abbatiale.

Sommaire

L’abbaye du Bec-Hellouin, mille ans d’Histoire

 

Nouvelle entrée de l’abbaye par la porterie médiévale récemment restaurée. Cette entrée est parée de deux tourelles dont l’une renfermait un cachot, l’autre étant la loge du portier. Construite majoritairement en pierre calcaire, elle est également composée de damiers en silex taillés (Photo FC)
La tour Saint-Nicolas (XVe siècle) porte le nom de l’un des saints dont la sculpture orne l’un des contreforts de la tour. En premier plan, ce bassin alimenté par le Bec qui servait aux chevaux de l’Armée (Photo FC)

Une communauté aujourd’hui d’une quinzaine de moines

Au sein d’un des plus beaux villages de France et tout près de la ferme biologique devenue modèle international (l’Ecole de Permaculture du Bec-Hellouin), l’abbaye est restée ce havre de sérénité et de silence. Aujourd’hui, le Bec réunit une communauté d’une quinzaine de frères de 44 à 82 ans (ils étaient une quarantaine dans les années 1970) qui vivent, prient à l’église cinq fois par jour, et travaillent sur place, une vie monastique autour de son père abbé, Paul-Emmanuel Clénet*.

*Le père abbé du Bec, Paul-Emmanuel Clénet vient de présenter sa démission. En effet, dans la congrégation bénédictine de Notre-Dame du Mont-Olivet dont fait parti le Bec, les abbés doivent présenter leur démission lorsqu’ils arrivent à l’âge de 75 ans. C’est ce que le père Paul-Emmanuel vient de faire dans une lettre au Père Abbé Général de la Congrégation olivétaine. Elle prendra effet le 3 décembre prochain, jour de son anniversaire.

La communauté du Bec. Debout : Frères : Raphael, Serge, Joel, Jean-Marie, Claude, Michel, Guillaume, Dieudonné. Assis : Frères : Gilbert († 2019), Marc, Paul-Emmanuel (Abbé), Maurice, Robert (Photo Abbaye du Bec)

1948, le retour des moines

Dom Grammont à la fin de sa vie en Israel dans la communauté d’Abu Gosh.

En ce 6 janvier 1948, que restait-il de ce nid cher à Lanfranc ! Cela aurait pu être l’abbaye du Val, Royaumont, Locdieu. Ce fut le Bec­-Hellouin. Le 6 janvier 1948, fête de l’Épiphanie, l’autorisation* était donnée. Le 29 septembre, dom Paul Grammont, entouré de quelques moines, prenait possession du monastère d’Herluin, de Lanfranc, d’Anselme et de tant d’autres abbés qui firent du Bec un centre de rayonnement entre la France et l’Angleterre. Mais de cette abbaye, au cœur du verdoyant vallon normand, ils ne trouvèrent qu’une affligeante scène de désolation. Des bâtiments conventuels à l’architecture purement Régence, ne subsistaient qu’immenses écuries ouvertes à tout vent, que toitures percées et murs hygiéniquement chaulés ou goudronnés. Depuis 1793, la prestigieuse abbaye du Bec servait de caserne de cavalerie et de dépôt de remonte. Seule, comme un symbole tutélaire, émergeait au milieu des frondaisons flamboyantes de cet automne d’après-guerre l’imposante tour Saint-Nicolas. Cette tour­ clocher, du XVe siècle, était le legs de Geoffroy d’Épaigne, grand abbé bâtisseur. Par bonheur, elle avait échappé aux démolisseurs de 1810 et aujourd’hui, privée de sa flèche, de son église abbatiale, elle semblait ancrer davantage encore le Bec à son histoire et à sa terre normande.

Au pied de tour Saint-Nicolas, une plaque posée par les Anglais commémore les rapports étroits qui unissaient l’abbaye du Bec et l’Église d’Angleterre aux XIe et XIIe siècles, lorsque trois de ses fils occupaient le siège primatial de Cantorbéry et trois autres devenaient évêques de Rochester (Photo FC)

*Grâce, notamment, à l’intervention de Pierre Mendès France, maire de Louviers, député de l’Eure, et président du Conseil Général de l’Eure.

A Narvik au milieu des légionnaires

S’installer au Bec relevait du défi. N’en doutons pas : dans la décision de dom Grammont qui devait être élu quelques mois plus tard 46e abbé de Notre-Dame du Bec, il y avait une force de conviction à l’image de l’homme à la stature impressionnante, au regard droit, à la voix si bien timbrée et tellement convaincante. Il avait été ordonné prêtre le 26 juillet 1936 au Mesnil Saint-Loup. Sa vocation était monacale, à l’instar de celle de son frère et de sa sœur. Mobilisé en 39-40 avec le grade de lieutenant, il vécut la dramatique épopée de Narvik au milieu de camarades de la trempe du professeur Minkowski* à l’amitié qui devait se révéler indéfectible. Rapatrié à Londres, il était là à temps pour recueillir les rescapés de Dunkerque.

Le défi qu’il relevait en cette année 1948 s’inscrira en lettres gravées au pied de tour Saint-Nicolas sur une plaque posée par les Anglais pour qu’on se rappelle les rapports étroits qui unissaient l’abbaye du Bec et l’Église d’Angleterre aux XIe et XIIe siècles, lorsque trois de ses fils occupaient le siège primatial de Cantorbéry et trois autres devenaient évêques de Rochester :

Cette plaque a été posée par les anglais pour commémorer les rapports étroits qui unissaient l’ancienne abbaye du Bec-Herluin et l’église d’Angleterre aux onzième et douzième siècles lorsque trois des fils de cette abbaye occupaient le siège primatial de Cantorbéry, trois devenaient évêques de Rochester…

* Le professeur Alexandre Minkowski, fils du grand philosophe juif Eugène Minkowski aida dom Grammont dans le dialogue judéo-chrétien.

Façade de l’église abbatiale (ancien réfectoire des moines). Elle illustre une abbaye classique, constituée de bâtiments conventuels,
considérée comme l’un des joyaux de l’architecture mauriste des XVIIe et XVIIIe siècles (Photo FC)

Une étonnante chanson de geste

C’est leur histoire qui sert de véritable fondation à l’abbaye du Bec­-Hellouin, celle qui se lit comme une étonnante chanson de geste, retracée par le travail exceptionnel du chanoine Bonnenfant*. La première tâche du tout nouvel abbé fut de reconstruire solidement les murs. Priorité est donnée, pour le symbole, à la réhabilitation du cloître qui jouxtait le nouveau sanctuaire établi dans l’ancien cellier. Il fallut également établir des contacts permanents avec Solesmes, La Pierre-qui-Vire, Saint-Benoît-sur-Loire, Saint-Wandrille et implanter à proximité la communauté des moniales oblates de Sainte Françoise Romaine sous la conduite de Mère Marie-Élisabeth de Wavrechin. Enfin, dom Grammont devait redonner un souffle au grand esprit d’œcuménisme qui habitait le Bec. Il renouait les liens avec Cantorbéry, suivant en cela la voie de Lanfranc et d’Anselme.

*Historien, le chanoine Bonnenfant édita en 1932 un guide et précis historique de l’abbaye du Bec, reprenant l’essentiel du travail de l’abbé André Porée (1848-1939), auteur, en 1901, d’une monumentale Histoire de l’Abbaye du Bec.

Le cloître du Bec qui reproduit celui du Mont-Cassin en Italie. Guillaume de la Tremblaye, le grand maître d’œuvre de la congrégation, l’un des meilleurs sculpteurs et architectes de son époque dresse les plans de l’abbaye en 1644 et entreprend la construction du cloître : il s’agit d’un des premiers cloîtres classiques de France avec une toiture-terrasse dite à « l’italienne » (Photo Abbaye du Bec)

L’abbaye du Bec-Hellouin, mille ans d’Histoire

I- Les trois pères fondateurs de l’abbaye du Bec : Herluin, Lanfranc, Anselme

Herluin, le fondateur venu de Brionne

Herluin à trente-sept ans décide de tout quitter. Incroyable pour cette époque, c’est à l’initiative personnelle d’un simple chevalier, presque illettré, Herluin que va naître l’une des plus exceptionnelles abbayes de son temps.

Herluin est né en 995* à quelques kilomètres du Bec, à Brionne d’un père descendant des Danois et de Héloïse, de la famille des ducs de Flandre. Sa jeunesse est celle d’un chevalier au service de son suzerain, le comte Gilbert de Brionne. Quelle raison pousse Herluin à tout abandonner à l’âge de trente-sept ans, honneurs, vie facile, mondanités, pour se retirer à Bonneville, près d’une modeste chapelle dédiée à Notre-Dame ?

*Le traité de Saint-Clair-sur-Epte, signé par Charles le Simple en 911, avait cédé la Normandie, à l’ouest de l’Epte, à Rollon, chef scandinave et premier duc de Normandie (911-933).

Cheveux longs et barbe inculte

Un chroniqueur de l’époque le décrit cheveux longs et barbe inculte, portant sur l’épaule le grain de la semaille, à la main le râteau ou le hoyau, conduisant, après l’office, ses moines au labourage. Pour seule nourriture, pain de seigle et légumes cuits à l’eau, une eau boueuse qui oblige la communauté à s’installer à l’entrée de la vallée, près d’un clair ruisseau (le Bec signifie ruisseau en scandinave). Le 23 février 1041, une église est consacrée par l’archevêque de Rouen. Guillaume de Normandie, qui n’est encore que le Bâtard, pour marquer la solennité de la dédicace, octroie à l’abbaye le droit de Haute Justice et de Tonlieu (bureau de perception sur le transport des marchandises). Il autorise également la construction d’un bourg. La réputation d’Herluin dépasse alors largement les frontières normandes. Elle attire un professeur de grand renom, originaire de Pavie, Lanfranc, qui va contribuer au rayonnement universel du Bec. L’abbaye, pour une troisième et dernière fois, est déplacée. On remonte la vallée du Bec pour édifier, sur un terrain moins humide, des bâtiments claustraux plus vastes afin d’accueillir les postulants qui se pressent de plus en plus nombreux à la porte de l’abbaye. C’est à celle-là que frappera Anselme, venu au Bec profiter de l’enseignement du célèbre Lanfranc.

Dans l’église abbatiale du Bec, au centre, sous la grille placée au pied de la marche du sanctuaire, le sarcophage d’Herluin, fondateur de l’abbaye au XIe siècle. Il a retrouvé, au sein de la communauté, sa place symbolique que la Révolution française lui avait retirée (Photo FC)

Lanfranc, le brillant universitaire venu de Pavie

Croix de Cantorbéry visible sur le mur nord de l’église abbatiale du Bec. Elle fut apposée au nom de la cathédrale de Cantorbéry, le 31 octobre 1969, lors des fêtes de la dédicace solennelle de l’église abbatiale. Les liens qui unissent le Bec et la cathédrale de Cantorbéry existent depuis le XIe et XIIe siècles, lorsque trois moines du Bec sont devenus archevêques de Cantorbéry : Lanfranc, Anselme et Théobald. Pour renforcer ces liens, les communautés du Bec ont signé, à la Pentecôte 2007, une charte œcuménique avec le chapitre de la cathédrale de Cantorbéry (Photo FC)

Son arrivée au Bec est des plus rocambolesques. Ce brillant universitaire, qui enseigne à Pavie la grammaire, la dialectique et le droit, attiré par le rayonnement intellectuel de la France, passe les Alpes pour rejoindre la Normandie. Il enseigne d’abord à Avranches. Devant un jour se rendre à Rouen, alors qu’il traverse la Risle, il est attaqué par une bande de brigands qui le détrousse et l’abandonne attaché à un arbre. Se croyant perdu, il fait le vœu, s’il sort indemne, de se consacrer à Dieu. Au matin, il est délivré par des passants qui le conduisent au Bec-Hellouin. Lanfranc y reste. Il ouvre, en 1045, l’une des plus prestigieuses écoles claustrales du monde médiéval.

Il est conseiller de Guillaume le Conquérant

Son influence est telle qu’il devient le conseiller principal de Guillaume au moment où celui-ci se débat dans la malencontreuse affaire de son mariage avec Mathilde*, sa propre cousine, qu’il avait épousée sans dispense en 1054. Le duc en dernier recours l’envoie à Rome négocier auprès du pape. Habile diplomate, Lanfranc s’efforce de faire valider le mariage, à charge pour Guillaume, à titre de pénitence, de construire deux monastères, ceux de la Trinité et de Saint-Étienne à Caen. Dix ans plus tard, le cœur serré, il doit quitter le Bec pour prendre le gouvernement de ce dernier. Son éloquence, son savoir, son habileté à traiter les affaires, sont tels que le peuple de Rouen, en 1067, le réclame comme archevêque (n’a-t-il pas eu un pape, Alexandre II, comme ancien élève !). Il refuse. Pourtant Guillaume, devenu roi d’Angleterre, le contraint d’accepter le siège de Cantorbéry en 1070, faisant de Lanfranc l’archevêque de Cantorbéry et primat d’Angleterre.

*Mathilde est en effet la fille du comte Baudouin V de Flandre. De son union avec Guillaume, elle eut onze enfants dont deux régnèrent : Guillaume II le Roux et Henri 1er Beauclerc. C’est elle qui fonda l’Abbaye-aux-Dames de Caen. On lui attribua, à tort, la tapisserie de Bayeux qui relate la conquête de l’Angleterre par les Normands.

Portrait de Guillaume le Bâtard

Il n’est encore que Guillaume le Bâtard (1027-1087). Il deviendra le Conquérant après la fameuse bataille d’Hastings. Guillaume est le fils naturel de Robert le Diable, duc de Normandie, et d’une lavandière de Falaise. Il lui fallut, par les armes, faire admettre ses droits à l’héritage de son père sur le duché de Normandie qu’il consolida ensuite par son mariage avec Mathilde, fille de Baudouin V, comte de Flandre. A la mort de son cousin Édouard d’Angleterre dit le Confesseur, dernier roi de souche anglo-saxonne, qui l’avait reconnu comme héritier en 1051, il se prétendit seul héritier au trône, envahit l’Angleterre et gagna la bataille d’Hastings en 1066 en battant le roi Harold II. Il imposa à l’Angleterre une monarchie forte, créant une administration efficace, en s’appuyant notamment sur l’Église. Et c’est ainsi que Guillaume devenu roi d’Angleterre fera appel à Lanfranc en 1070 pour devenir archevêque de Cantorbéry. Pendant près de vingt ans, celui-ci entreprend une réforme en profondeur de l’Église anglo-saxonne. D’autres moines normands vont venir seconder le nouveau roi. En échange, Guillaume leur offre des bénéfices ecclésiastiques, des évêchés, des abbayes, etc. Pour le Bec à titre d’exemple, les possessions anglaises de l’abbaye se montent à vingt-cinq prieurés avec leurs dépendances.

Guillaume le Conquérant Tapisserie de Bayeux – Scène 23 : Harold prête serment à Guillaume.

Anselme venu d’Aoste. Il se présente à la porte du Bec

Tout comme Lanfranc, Anselme est italien. Il est né à Aoste en 1033. A la mort de sa mère, une brouille avec son père l’oblige à fuir. Il se dirige tout naturellement vers la Normandie, fait halte à Avranches, entend parler du Bec, se présente à la porte de l’abbaye où il se mêle aux nombreux étudiants laïques. Lanfranc ne tarde pas à repérer dans ce jeune compatriote une prodigieuse force intellectuelle. Il l’encourage et après trois années de noviciat, à vingt-sept ans, il reçoit le sacerdoce. Au départ de Lanfranc, nommé abbé de Saint-Étienne de Caen, c’est Anselme qui le
remplace dans un climat de jalousie, d’intrigues et de coterie. Pourtant, ce tout jeune prieur s’impose rapidement par son ascendant et sa grande droiture morale. En homme du monde qu’il a été à Aoste, il tisse alors un réseau de relations qui le rend célèbre à travers toute la Normandie, la France et la Flandre.

A la mort d’Herluin au Bec, le 26 août 1078, il est élu abbé et reçoit la bénédiction abbatiale le 22 février 1079. Il entreprend alors un voyage en Angleterre pour y visiter les domaines de son abbaye et y fonder une colonie de moines. Lorsque Lanfranc meurt, moines et laïques le désignent comme futur archevêque de Cantorbéry (le 6 mars 1093).

Les moines du Bec s’opposent à l’élection d’Anselme

Anselme fut élève, prieur puis abbé du Bec (1060-1092). Il est né à Aoste dans le Piémont en 1033. Il fut archevêque de Cantorbéry sous les règnes de Guillaume le Roux et Henri 1er. Il meurt à Cantorbéry, le 21 avril en avril 1109. Ce très brilliant philosophe, théologien et proclamé docteur de l’Eglise en 1720 par Clément XI fut le promoteur du terme “argument ontologique”(ou “preuve ontologique”). C’est un argument qui tente de prouver incontestablement l’existence de Dieu. Est-ce que le scolastique a bien voulu concevoir une preuve de l’existence de Dieu ? Anselme constitue néanmoins une preuve préfigurant cette pensée. Elle sera reprise par René Descartes mais critiquée par Emmanuel Kant. Anselme écrivait : nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse être pensé… (George Glover, gravure du XVIIe siècle)

Mais c’est compter sans la violente réaction des moines du Bec qui s’opposent à cette élection. Il faut toute la persuasion d’Anselme pour les dissuader et surtout les menaces de Guillaume le Roux qui prétend détruire l’abbaye en cas de refus. Peu de temps après, un conflit ouvert avec le monarque oblige Anselme à s’exiler une première fois en 1097 pour ne revenir en Angleterre qu’à la mort du roi, le 2 août 1100. Trois ans plus tard, de graves difficultés avec le roi Henri 1er le poussent de nouveau à l’exil, un exil hautement diplomatique. Jugez-en !

La fameuse querelle des investitures

Au printemps 1103, Anselme est à Chartres ; il passe l’été au Bec; de là, il part pour Rome négocier avec le pape Pascal II la question des investitures, cette fameuse querelle des investitures qui envenime les rapports entre
l’Église et les souverains temporels. Depuis le IXe siècle, l’investiture était conférée par le souverain, la consécration ecclésiastique n’étant qu’une simple formalité. Elle s’accompagnait d’un bénéfice ou fief dont le titulaire usait à volonté. Le système entraînait de nombreux abus, abus de simonie (bénéfice acquis à prix d’argent) ou de nicolaïsme (le prélat vivait en seigneur féodal avec femme et enfants). Un mouvement d’émancipation et de réforme (dite grégorienne) est entrepris aux XIe et XIIe siècles, qui s’achève par le concordat de Worms (1122), ratifié par le concile de Latran (1123) obligeant le pouvoir temporel à respecter la liberté des élections épiscopales et pontificales.

Il est porteur d’une sentence d’excommunication

Après Rome, Anselme est à Lyon jusqu’en avril 1105. De là, il part pour Blois s’entretenir avec la comtesse Adélie*. Il est porteur d’une sentence d’excommunication à l’encontre de son frère Henri Ier Beauclerc, fils de Guillaume le Conquérant et successeur de Guillaume le Roux. Rappelons qu’il avait usurpé en 1100 le trône de son frère Robert II Courteheuse à qui il enleva également la Normandie en 1106. Une habile diplomatie, menée par Anselme auprès des conseillers d’Henri Beauclerc et de l’archevêque de Laigle, oblige Henri à renoncer aux investitures.

L’année 1106 voit le retour d’Anselme, malade, au Bec. Affaibli, il officie pourtant le jour de l’Assomption, trouve encore la force de recevoir le roi d’Angleterre afin de régler les derniers litiges et repart en Angleterre accompagné de Boson, son disciple préféré. Dans une paix enfin retrouvée, il va gouverner l’Église de Cantorbéry jusqu’à sa mort le 21 avril 1109.

*La Comtesse Adélie est la sœur d’Étienne de Blois, petit-fils, par sa mère, de Guillaume le Conquérant, qui succède à Henri 1er en 1135, usurpant le trône de Mathilde, fille de ce dernier et héritière légitime du trône d’Angleterre. Mathilde avait épousé l’empereur germanique Henri V puis Geoffroi V d’Anjou en 1128. C’est en vain qu’elle entreprit une guerre en Angleterre*, plongeant le pays dans l’anarchie pour affirmer son droit à la succession. Si elle ne put régner, son fils Henri II devait succéder à Étienne de Blois en 1154 sur le trône d’Angleterre. Il épousa Aliénor d’Aquitaine, répudiée par le roi de France Louis VII avec les conséquences que l’on sait. Ajoutons les nombreuses libéralités qu’accorda Mathilde à l’abbaye. Elle émit même le vœu d’être enterrée dans l’église abbatiale du Bec, ce qui se réalisa en 1167.

*Un guerre civile appelée Anarchie ou Naufrage, en mémoire du naufrage de la Blanche-Nef au cours duquel Henri Ier perd son seul fils légitime.

L’abbaye du Bec, l’une des premières écoles du monde médiéval

Ecole médiévale. Au Bec on enseignait à la fois la théologie et les arts libéraux.

Poursuivant l’œuvre d’écolâtre de Lanfranc, Anselme compose de nombreux traités qu’on se recopie d’abbaye en abbaye: Du libre arbitreLa chute du diableCur Deus homo – et le Ptoslogion qui contient le fameux argument pour prouver l’existence de Dieu, dit d’ailleurs de Saint-Anselme. L’école claustrale du Bec, fondée par Lanfranc en 1045, atteignit son apogée sous Anselme. On accourait de partout pour suivre son enseignement et l’école devint vite célèbre. Quelques figures notables la fréquenteront, tels Yves de Chartres ou le futur pape Alexandre II (1061-1073). Elle était ouverte à une foule d’étudiants venus non seulement de Normandie et de France, mais également d’Italie, d’Angleterre, de Gascogne et de Flandre. Elle accueillait dans un même esprit, jeunes religieux, oblats, étudiants laïques, clercs, fils de famille ou maîtres réputés, venus ici bénéficier de l’un des plus brillants enseignements du monde médiéval. Faut-il rappeler la mémoire de Robert de Torigny (1110-1186) qui fut abbé du Mont-Saint-Michel après avoir été prieur du Bec. Il est historien et source irremplaçable de l’ancienne histoire de la Normandie. Elle compta également comme élève, Étienne de Rouen, grammairien et poète ; Pierre de Dives, auteur d’un poème sur les premiers abbés du Bec sans compter les nombreux textes anonymes, oeuvres de religieux du Bec qui nous sont parvenus.

Le Trivium et le Quadrivium

On y enseignait à la fois la théologie et les arts libéraux qui comprenaient :

La médecine n’était présente au Bec que par une pharmacie où étaient fabriqués les remèdes essentiels. A chaque école, sa bibliothèque. Celle du Bec était célèbre pour receler au XIIe siècle 160 volumes. En 1124, elle s’enrichit de 113 autres livres, grâce à l’héritage de Philippe d’Harcourt qui, à l’épiscopat, préfère la vie monacale. Le déclin de cette prestigieuse école correspond au départ d’Anselme pour Cantorbéry. Et déjà le rayonnement de Paris attirait la plupart des étudiants autour du cloître de Notre-Dame et de la montagne Sainte- Geneviève où officiaient de grands maîtres dont le plus célèbre fut Pierre Abélard.

II- La cohorte des autres grands abbés du Bec

Originaire de Montfort-sur-Risle, à 5 km du Bec, Guillaume de Beaumont succède à Anselme en 1094 pour un abbatiat qui devait durer une trentaine d’années. Apprenant l’imminence de sa mort, Henri Ier d’Angleterre accourt à son chevet. En découvrant le corps du défunt revêtu de ses ornements sacerdotaux, il ne peut que murmurer : plût à Dieu que mon âme fût à la place de celle de ce juste !

En 1124, Boson, disciple préféré d’Anselme, est élu abbé du Bec. Ses excellentes relations avec le roi permettent à l’abbaye de traverser une période de paix sans équivalent. Boson ne survit que quelques années à la mort de son vieil ami Henri Ier Beauclerc, qu’une indigestion d’anguilles emporte au cours d’une partie de chasse en forêt de Lyons. Le Bec est alors au sommet de sa puissance. Les donations d’églises et de dîmes se multiplient accroissant considérablement le domaine et les richesses de l’abbaye au point d’entendre ce dicton : de quelque côté que le vent vente, l’abbaye du Bec a rentes.

Des moines et non des seigneurs

Élu le 6 juillet 1143, Roger de Bailleul laisse au Bec son immense talent de bâtisseur. Il reconstruit l’église, double l’hôtellerie, agrandit l’infirmerie et approvisionne le monastère en eau de source grâce à un aqueduc et un château d’eau. C’est sous l’abbatiat de Richard de Saint-Léger que l’église s’effondre en 1197. Pour la reconstruction, l’abbé fait appel à Enguerrand, célèbre maître d’œuvre de la cathédrale de Rouen. En 1217, la nef, les portants et les tours sont achevés. Il entreprend également une sérieuse restauration de la discipline monastique : Que les prieurs sachent avant tout qu’ils sont des moines et non des seigneurs, doit-il affirmer haut et fort. Henri de Saint-Léger, qui lui succède le 28 juillet 1223, accorde à ses moines la “pitance”, un régime alimentaire moins strict qui contrevient aux règles en usage.

Le XIIIe siècle est marqué par une visite royale. Eudes Rigaud, archevêque de Rouen et ami de Louis IX (Saint Louis) qui aime le Bec y entraîne le roi les 24 et 25 mars 1256. Le jour de l’Annonciation, Louis IX est accueilli par Robert de Clairbec (1247-1265). Après l’office, il collationne, entouré des prélats et des barons, dans le réfectoire des moines.

Le 15 février 1274, l’église abbatiale s’effondre

Le 15 février 1274, alors que Pierre de la Cambe vient d’être élu, la tour­ lanterne, le chœur et le transept de l’église s’effondrent. On reconstruit. Les plans sont grandioses. Soixante années sont nécessaires aux travaux menés par Gilbert de Saint-Étienne (1304-1321) qui doit également lutter contre la cour pontificale au sujet des commendes (voir plus bas) : un système pervers mis au point par l’archevêque de Bordeaux, devenu pape sous le nom de Clément V.

La fontaine de l’ange d’où s’écoule du vin

Jean des Granges, élu le 23 juin 1335, a la joie de faire consacrer la grande église abbatiale, achevée en 1327, dans la liesse générale. La splendeur de la liturgie s’accompagne de libations princières. Le menu peuple y participe en s’abreuvant à la fontaine de l’ange d’où s’écoule du vin à la place de l’eau. Mais déjà de sombres nuages s’amoncèlent au-dessus du Bec. Le roi de France Philippe VI de Valois (1328-1350), dans sa lutte contre les Anglais et le pape pour reprendre la croisade, oppresse l’abbaye de taxes.

III- L’abbaye du Bec dans la tourmente de la guerre de Cent Ans

Après l’échec d’une ultime négociation entre la France et l’Angleterre, que s’efforce de mener la cour papale d’Avignon, le roi Jean II le Bon en 1358 fait fortifier l’abbaye du Bec. Celle-ci forme en effet une sorte d’enclave française sur les terres de Charles II le Mauvais, roi de Navarre (1349-1387), allié des Anglais. Et, comble de malchance, c’est à ce moment que faisant fi de toute élection, alors que les moines viennent d’élire en 1391 Geoffroy Harenc, Estout d’Estouteville, qui appartient à une puissante famille normande, réussit à se faire octroyer l’abbaye par le pape Clément VII. Jusqu’à son départ pour Fécamp, il mène au Bec la vie fastueuse des grands seigneurs, pillant littéralement son monastère jusqu’au plomb des couvertures. Au retour de Geoffroy Harenc, l’abbaye connaît alors une surprenante accalmie mise à profit pour sa restauration. L’afflux des novices est un signe qui ne trompe pas. Par prudence, Geoffroy Harenc fait construire d’épaisses murailles flanquées de 15 tours. Il doit également se résoudre, pour empêcher l’ennemi de se fortifier, à raser tout ce qui n’est pas à l’intérieur des fortifications (les dépendances de l’abbaye et surtout la chapelle d’Herluin).

Les Anglais pillent le Bec

Les Anglais, malgré cela, sous la conduite du grand sénéchal d’Angleterre Thomas de Lancastre, assiègent le Bec. Après vingt jours de résistance, la garnison se rend le 4 mai 1418, veille de l’Ascension. Quand les Anglais eurent fait leur entrée dans l’abbaye, ils la saccagèrent de fond en comble, enlevant l’argent, les meubles, les récoltes et les autres objets qui s’y trouvaient entassés et qui appartenaient tant aux religieux qu’aux gens des environs réfugiés dans le monastère. Et quand cette misérable population eut été dépouillée de ce qu’elle possédait, les Anglais la chassèrent ne lui laissant emporter que les vêtements qu’elle avait sur le corps.”

Le 3 juin, Henri V, roi d’Angleterre, arrive au Bec. Il y installe, pour tenir la place, vingt hommes d’armes, leurs valets ainsi qu’une quarantaine d’arbalétriers, à charge pour la communauté de subvenir à leurs besoins. Le 12 février 1420, Robert du Bec, dit Vallée, fait acte de soumission au roi d’Angleterre qui, en contrepartie, donne mainlevée sur les biens du monastère. Malgré une série de mesures plutôt libérales, les Anglais ne peuvent pacifier complètement la Normandie. Des compagnies de partisans ne cessent de harceler l’occupant. L’une d’elles, menée par Lestendard de Milly, s’infiltre à l’intérieur de l’abbaye sans pouvoir réussir à s’emparer du donjon tenu par la garnison anglaise. Dans une violente contre-attaque, celle-ci réussit à faire prisonniers les assaillants, met à sac l’abbaye et expulse les moines.

Thomas du Bec, l’un des juges de Jeanne d’Arc ?

A la mort d’Henri V (1427), la période est si troublée que l’élection du nouvel abbé a lieu à Rouen dans la chapelle de l’hôtel de la Fontaine. Y est élu, le 9 juin 1430, par acclamations, le prieur claustral Thomas du Bec, dit Frique, qui ne résidera pratiquement pas au Bec, son abbaye étant régulièrement pillée. Thomas Frique passe pour avoir été l’un des juges qui condamnèrent Jeanne d’Arc. Pourtant, tout porte à croire que s’il a bien été présent à l’adjonction arrachée à Jeanne, son nom ne figure pas dans la liste de ceux qui la déclarèrent hérétique.

La période de reconstruction

La guerre de Cent Ans s’achève sous l’abbatiat de Jean de la Motte, le 10 novembre 1449, avec l’arrivée solennelle de Charles VII à Rouen. Tout, de nouveau, est à reconstruire. Cette immense tâche est confiée à Geoffroy d’Épaignes, élu le 20 décembre 1452. Il fit reconstruire moulins, manoirs et granges, ainsi que les aqueducs qui fournissaient l’abbaye en eau*. En 1467, il commence l’édification de la tour Saint-Nicolas que terminera en suivant ses plans Jean Bouchard, un protégé de Louis XI ayant bénéficié de la candidature royale. La grande porte d’entrée de l’abbaye avec ses deux tourelles carrées qui la flanquent, l’une servant de loge au frère portier, l’autre de geôle, est due à Robert d’Évreux, élu le 10 décembre 1484. A sa mort, lui succède Guillaume Guérin qu’on décrit “rayonnant comme un astre éclatant parmi les autres abbés”. Il est le dernier abbé régulier du Bec. Mais il est déjà de son vivant la cible d’attaques en règle de ses prieurs et d’un certain Jean d’Aptot qui s’intitule archiprieur.

*Un réseau hydraulique qui permet l’alimentation en eau de l’abbaye par aqueduc souterrain et par captage de sources. Il fonctionne toujours. La source est captée au lieu-dit source Marmot, auparavant fontaine Saint-Martin selon le cadastre Napoléonien, sur la commune de Saint-Martin du Bec rattachée aujourd’hui à la commune du Bec-Hellouin.

Après la guerre de Cent Ans, l’abbaye se reconstruit, l’oeuvre du 30e et 31e abbés, Geoffroy d’Epaignes et Jehan Bouchard

La tour Saint-Nicolas (ancien beffroi ou clocher de l’abbatiale abattue à partir de 1810) vue du jardin du logis abbatial. Sa construction par Geoffroy d’Epaignes, 30e abbé du Bec, commence en 1467 alors que l’abbaye se relève lentement des ravages de la guerre de Cent Ans. Elle renferme alors les quatre cloches de 12 tonnes qui furent descendues et brisées en 1791. C’est une tour carrée, de 11 m de côté et de 60 m de hauteur, de style anglo-normand. Elle était surmontée d’une flèche de 15 m de haut avec lanternon abattus en 1810. Elle se termine aujourd’hui par une balustrade entrecoupée de pinnacles. On y accède (montée aujourd’hui interdite pour des raisons de sécurité) par un escalier en vis d’environ 200 marches (Photo FC)
En 1490, construction de la grande porterie de l’abbaye (qui vient d’être restaurée et inaugurée en 2017) par le 31e abbé du Bec, Jean Bouchard, premier abbé commendataire du Bec (Photo FC)

IV- Cette sombre période des abbés commendataires

Nous entrons dans la période la plus sombre du Bec, celle du concordat entre Léon X et François 1er qui supprime les élections canoniques au profit de ce qu’on appelle la feuille des bénéfices dont dispose à sa guise le souverain. A lui le soin de désigner la personne qui, la plupart du temps, ne songe qu’à tirer le maximum de profit de l’abbaye.

Qu’est-ce que le régime de la commende ?

Le régime de la commende est instauré par le fameux concordat de Bologne (1516) conclu entre le pape Léon X et François Ier. Il perdurera jusqu’à la Révolution. Conséquence, suppression des élections canoniques au profit du roi de France. Il nomme les abbés, des personnages qui en général ne s’intéressent qu’aux revenus générés par l’abbaye. Ce titre d’abbé est alors une sorte de rente très convoitée. La plupart du temps, ces prélats qui ne résident pas sur place, ne montrent aucun intérêt aux préoccupations des moines. La règle veut que l’abbé commendataire touche la part principale des revenus. Il en garde généralement les deux tiers.

Il fait précéder son arrivée par la troupe

Ils seront sept. Le tout premier abbé à profiter des faveurs royales est Adrien Gouffier, créé de toutes pièces cardinal en 1515. Pour mettre bon ordre à la révolte qui gronde, il fait précéder son arrivée au Bec par la troupe chargée de chasser les moines restés fidèles à l’abbé régulier. Son successeur n’est autre que Jacques d’Annebaut, confident de François 1er. Le Bec n’est qu’une commende de plus pour celui qui est déjà à la tête des abbayes de Préaux, du Mont-Saint-Michel, de Bonport, de Saint-Taurin d’Evreux et de Saint-Serge d’Angers. Et comme si tout cela n’était pas suffisant, il reçoit coup sur coup le sacerdoce, la consecration épiscopale et les insignes du cardinalat conférés par le pape Paul III (Alexandre Farnèse, pape de 1534 à 1549) ! Que n’a-t-on rapporté à son sujet ! Pour tirer davantage de profit, il fait abattre des milliers d’arbres séculaires qui entourent l’abbaye, n’hésitant pas à faire fondre deux des plus grosses cloches de l’église !

Abbé du Bec à 12 ans

En 1558, Henri II nomme Louis de Lorraine, cardinal de Guise, déjà nanti de cinq abbayes et cumulant également les évêchés et archevêchés de Troyes, Metz, Albi et Sens. Tant de charges l’obligent à affermer les revenus du
Bec, jusqu’à 22 000 livres en 1568. Laissés à la portion congrue, les moines sont alors dans l’incapacité de subvenir à l’entretien des bâtiments. Ils doivent également subir les troupes de l’amiral de Coligny à la tête de la Réforme (la Réforme protestante) qui saccagent le Bec en 1563, massacrant les moines et obligeant les survivants à se disperser. Le cardinal de Guise, qui laisse faire, se désiste en 1572 en faveur de son neveu Claude de Lorraine alors âgé de dix ans, tout en conservant la fonction de grand prieur claustral avec faculté de jouir de tous les revenus de l’abbaye. On trouve aussi en 1593 à la tête du Bec un soudard du nom d’Emeric de Vic, homme marié*, qu’Henri IV nomme en récompense de ses faits d’armes. Ruines morales et matérielles s’accumulent en cette fin du XVIe siècle. Sans pouvoir restaurer la nef presque entièrement effondrée, on se contente de la raser. Autre signe, plus aucun novice ne fait profession.

*Nul besoin d’être clerc pour bénéficier des largesses royales puisque Sully reçoit entre autres l’abbaye de Saint-Taurin d’Évreux et que deux de ses filles naturelles se voient remettre les monastères de Chelles et de Fontevrault.

V- Le Bec sauvé par La réforme de la congrégation de Saint-Maur

La réforme tant attendue vient d’une congregation établie en Lorraine : la congrégation de Saint-Maur. Elle est introduite au Bec en 1627 avec la restauration de la discipline monastique. En 1637, est posée la première pierre du cloître. On renouvelle le mobilier et grâce à une meilleure administration, les revenus du Bec au milieu du XVIIe siècle se montent à 80 000 livres. Le tiers seulement de la somme revient aux moines. Difficile pour eux d’obtenir  un partage équitable ! Ce n’est certainement pas Colbert, dont la famille a tant bénéficié du système de la commende, qui renoncerait à cette manière de s’enrichir. Son fils lui-même, Nicolas Colbert, âgé de neuf ans, futur archevêque de Rouen mais déjà prieur d’Ambierle et abbé de la Charité-sur-Loire, se voit pourvu en 1665 de l’abbaye du Bec avec une pension de 8 000 livres.

L’abbaye du Bec et son église abbatiale telles qu’on peut les voir sur ce Monasticon Gallicanum. Ce recueil recense 147 monastères de l’ordre de Saint-Benoît de la congrégation de Saint-Maur au XVIIe siècle. Ils sont représentés sur 168 planches gravées de vues topographiques (Photo FC)

L’immense talent de Guillaume de la Tremblaye

En 1669, l’abbaye accueille un très jeune religieux de vingt-cinq ans, Guillaume de la Tremblaye. Son immense talent de sculpteur va métamorphoser le Bec. Ses œuvres sont malheureusement dispersées aujourd’hui aux quatre coins du département de l’Eure (voir la chaire de la cathédrale d’Évreux ou le grand autel de Sainte-Croix de Bernay). Si la vie religieuse et intellectuelle peut refleurir au Bec, sous l’égide notamment du célèbre Mabillon, le système très pervers des abbés commendataires annonce déjà, en ce début du XVIIIe siècle, le dénouement révolutionnaire.

En 1708, à peine âgé de vingt ans, le jeune La Rochefoucauld prend possession de sa commende. Quoique archevêque de Rouen, il n’a de religieux que la tonsure et n’eut de cesse, par des procès intermittents, d’augmenter les revenus de la manse abbatiale.

Le général des Bénédictins

Par bonheur, son successeur, qui “hérita” du Bec à l’âge de neuf ans, vit loin de l’abbaye. Les moines n’eurent donc pas sous les yeux le spectacle de sa débauche et de ses dettes. En fait, Louis-Alexandre de Bourbon-Condé, comte de Clermont et prince de sang royal, n’a qu’une vocation : celle des bénéfices ecclésiastiques. D’ailleurs, après dispense auprès du pape, sous les ordres du maréchal de Saxe, il part guerroyer dans les Flandres. Piètre ecclésiastique, piètre homme de guerre, après la défaite du Hanovre, relevé de son commandement, il fut surnommé à Versailles  “général des Bénédictins”. Sa carrière s’achève à l’Académie française et en 1743, n’étant plus à un paradoxe près, il devient le grand maître de l’ordre maçonnique.

On se presse de partout pour admirer l’abbaye

Après lui, l’abbaye, mise en économat, est tout simplement louée à une société pour une somme annuelle de quelque 150 000 livres. Les Mauristes qui, rappelons-le, ne profitent que du tiers de cette somme, vont magnifiquement entretenir leur abbaye, pratiquant, en ces périodes de famine, la charité à une très large échelle. En 1735, le logis abbatial est terminé. Cinq ans sont nécessaires à l’édification d’un réfectoire de plus de 75 m de long (l’église abbatiale aujourd’hui) et de nouveaux dortoirs. L’infirmerie s’achève également en 1747. Tout est parfaitement tenu, bâtiments et jardins, au point qu’on se presse de partout pour visiter. Mais après, jansénisme et philosophisme gangrènent l’abbaye. Le Bec qui avait été mis en économat en 1766, fut pour la dernière fois donnée en 1782 à Yves Alexandre de Marbeuf (1782-1790). Il était évêque d’Autun, puis archevêque de Lyon. Il devait être le dernier abbé du Bec. Et quand les révolutionnaires d’octobre 1790 ouvrent les portes du Bec, seuls huit moines expriment le désir de terminer leur vie ici, dans leur abbaye. Deux ans plus tard, les quelques moines restants abandonnent définitivement le Bec.

L’abbaye possède six escaliers, presque tous remarquables, donnant une impression de grande légèreté. Ils permettaient d’accéder aux étages et sont très représentatifs du style mauriste dans l’art de la taille de la pierre au XVIIIe siècle. Ils sont tous bâtis de telle sorte que les volées de marches ne sont portées que d’un seul côté (mur extérieur) et qu’elles sont en porte-à-faux dans le vide au milieu. Ici, l’escalier dit “des matines”. C’était celui qui permettait aux moines de rejoindre le choeur à partir de l’étage des cellules (Photo Abbaye du Bec)

Qu’est-ce que la réforme de Saint-Maur ?

Le XVIIe siècle est marqué par la prédominance de la congrégation de Saint-Maur, créée en 1621, au début du règne de Louis XIII, et de son abbaye parisienne Saint­ Germain-des-Prés. Le puissant mouvement de réforme entrepris par les Mauristes touche les abbayes bénédic­tines, les affranchissant enfin des méfaits de la commende. En 1648, une centaine d’abbayes sont affiliées à la congré­gation, et plus du double à la fin du siècle. La réforme mauriste est radicale : retour à l’ordre moral, assainissement des finances, reconstitution du patrimoine immobilier. Épaulé par l’un des plus grands architectes de son temps, Guillaume de La Tremblaye, architecte attaché à l’ordre, les Mauristes vont reconstruire magnifiquement­. Ils privilégient avant tout le travail intellectuel, à l’instar de dom Jean Mabillon (1632-1707), célèbre pour ses recherches sur l’ordre de saint Benoît, et de dom Bernard de Montfaucon (1655-1721), auteur d’un inventaire du patrimoine monastique. Dans les bibliothèques qu’ils reconstituent, les moines lettrés s’attellent à « un travail de bénédictin », pour reprendre la formule populaire.

Le grand chamboulement des mauristes à l’abbaye du Bec

 Lorsque le 24 mars 1626, Dom Colomban Régnier de la congregation bénédictine de Saint Maur accompagné d’une quinzaine de moines pénètrent dans l’enceinte de l’abbaye, devant eux, une scène de désolation. Le Bec est en ruines. En vingt ans, ils vont révolutionner l’abbaye. D’abord, la congrégation commence par un renouveau spirituel (restauration de la discipline et retour à une vie austère tournée vers le travail intellectuel et les travaux d’érudition). Pour preuve, l’école de théologie du Bec eut d’éminents professeurs. Ensuite et parallèlement, ils vont entreprendre un colossal travail de restauration en imprimant leur style, le style régence ou Classique.

Un abbaye admirée qui sera livrée aux révolutionnaires et à l’Empire à peine, cinquante ans plus tard !

Le logis abbatial (côté abbaye) fut reconstruit à l’époque mauriste entre 1632 et1735 dans le style régence. Il vient d’être entièrement restauré et porte le nom d’Accueil Saint-Benoît. Il comprend le magasin de l’abbaye, des salles de séminaire, un ascenseur et tout un ensemble indispensable à l’accueil des visiteurs dans les meilleures conditions de sécurité et de confort. (Photo FC)

Que reste-t-il de l’influence de la congrégation de Saint-Maur sur le Bec ?

Il faut savoir que les mauristes ont en France réformé quelque 200 abbayes. Le Bec fut la deuxième abbaye après Jumièges à être réformée par eux. Alors, pénétrons à l’étage, au dessus de l’actuelle église abbatiale. Un long couloir de plus de 6 m de large et 8 m de haut dessert les 36 cellules de moines éclairées par autant de fenêtres donnant sur la cour d’honneur. On ne peut être qu’étonner par l’espace dont chacun disposait : 20 m2 sous 4,5 m de plafond ce qui dépassait largement les dimensions réglementaires fixées par la congregation de Saint-Maur. Sans aucun doute, sous l’Ancien Régime, les moines occupaient 2 pièces chacun. Ainsi, peut-on mieux comprendre pour une communauté qui n’a jamais dépassée les 35 membres, la masse si imposante des bâtiments.

Ces bâtiments conventuels étendant au sud leurs ailes en une double équerre représentent un splendide ensemble de style régence. Ils sont l’oeuvre des moines mauristes entre 1742 et 1750. Ici, règnent l’espace et la lumière avec de larges baies vitrées en plein cintre ouvrant sur d’amples volumes. Un aspect grandiose qui étonne les visiteurs du Bec. L’aile du réfectoire (aujourd’hui, l’église abbatiale) se déploie perpendiculairement au ruisseau du Bec sur une longueur de 75 m. Tout comme celle du dortoir, en retour d’équerre long de 66 m (Photo FC)

L’auteur de Manon Lescaut, moine au Bec

L’abbé Prévost (1697-1763), célèbre auteur de Manon Lescaut* et de l’Histoire du Chevalier des Grieux, a été moine au Bec de 1721 à 1729. Ce Voltairien, philosophe et protégé du pape, fut toute sa vie tiraillé entre vocation religieuse et passion amoureuse. A seize ans, il quitte le collège des Jésuites pour s’engager dans l’armée. Mais une brouille avec son père pour une maîtresse le pousse au noviciat qu’il abandonne rapidement pour la carrière des armes. Il s’exile en Hollande à la suite d’une affaire pas très claire et à vingt-quatre ans il entre chez les Bénédictins du Bec où il brille par ses talents oratoires. Le Bec n’est qu’une transition mystique dans sa vie tumultueuse. Il quitte l’abbaye en 1729 pour se réfugier en Angleterre. De retour à Paris en 1734, il fréquente les salons philosophiques, sait ménager avec art les Jésuites et mène une vie libre et aisée. Il devient un temps l’aumônier d’un libertin, le prince de Conti. Mais, pour cause de dettes, il doit, en 1740, s’exiler à nouveau (d’où son nom de plume: Prévost d’Exiles). Gracié par le pape qui le dote d’un lucratif bénéfice, il est reçu par Madame de Pompadour, se lie d’amitié
avec Jean-Jacques Rousseau et meurt en 1763, toujours en proie à cette opposition entre les “délices de l’amour” et l’aspiration religieuse.

*Qui fait en réalité partie du septième tome des Mémoires et aventures d’un homme de qualité. A sa sortie, en janvier 1731, le roman fut saisi et condamné au feu pour immoralité.

Vue de l’abbaye du Bec, juste avant la Révolution en 1788

VI- Que faire de l’abbaye du Bec après la Révolution ?

En décembre 1792, les cloches sont cassées et envoyées à l’hôtel des Monnaies de Rouen. En février 1793, cuivres et argenterie prennent le même chemin. Tout est vendu: meubles sculptés, tapisseries, étoffes précieuses, faïences armoriées. On se sert dans la bibliothèque qui compte 200 manuscrits et 5000 imprimés ; le reste est expédié à Évreux. Quant au chartrier, il part  en fumée le 9 janvier 1793  sur la place du marché du Bec, là où est planté l’arbre de la Liberté, aux cris de Vive la République, Vive la Convention nationale, Vive la Montagne ! Pendant une dizaine d’années, les bâtiments subirent dégradations et pillages divers. Les sculptures sont martelées.

Traces sur le sol de l’ancienne abbatiale. Le choeur, plus élevé que la nef était particulièrement imposant avec pas moins de vingt piliers. La longueur totale de l’église, avant la chute de la nef, était de 130 m, et celle du choeur d’environ 42 m avec une hauteur sous clef de 30 m. L’ensemble fut détruite à partir de 1810 (Photo FC)

La grandiose abbatiale devient un chantier de démolition

Le Bec-Hellouin. Lithographie de la place de l’abbaye vers 1830

La destruction de l’église abbatiale est postérieure à la Révolution, à la suite d’un rapport du sous-préfet de Bernay qui en 1809 déclarait l’édifice insalubre. Ce magnifique édifice, dont il ne reste aujourd’hui que quelques colonnes brisées posées sur le sol afin d’indiquer l’ampleur du bâtiment, devient un chantier de démolition qui fonctionnera jusqu’en 1824 (douze tonnes de plomb sont récupérées). Les efforts de destruction ne s’arrêtent pas là, puisque la salle capitulaire et la sacristie attenante sont également démolies pour procurer du travail à la classe ouvrière indigente, précise le rapport du préfet en 1816. Les bâtiments conventuels sont transformés jusqu’en 1802 en dépôt de remonte que Napoléon va offrir en apanage à la 14e cohorte de la Légion d’Honneur. En 1806, l’abbaye devient un dépôt d’étalons puis en 1833 un dépôt de remonte. En 1892, le Bec est ce qu’on appelle alors un établissement hippique de transition. Les bâtiments conventuels, qui avaient été transformés en écuries et en chambrées de caserne, résistent malgré tout à ce triste état de choses qui dura jusqu’en 1940. Lorsque l’armée abandonne le Bec, l’Administration des Monuments Historiques prend le contrôle et entreprend de restaurer. Elle confiera ces vastes bâtiments en assez mauvais état (voir très délabrés) aux moines de Cormeilles-en-Parisis. Dom Paul Grammont acceptait de relever cet immense défi, celui de restaurer la tradition monastique et intellectuelle legs des grands abbés du Bec. Dom Grammont devenait le 46e abbé du Bec.

VII- Le retour des moines en 1948

Cette tour Saint-Nicolas de la fin du XVe siècle, dominant de toute sa hauteur les bâtiments conventuels, est le symbole du Bec. Elle semble ancrer davantage encore, l’abbaye dans son histoire et dans sa terre normande. Au sommet des contreforts, huit statues colossales représentant les saints : André, Louis, Benoît, Jacques, Nicolas, Jean, Michel et la Vierge Marie ce qui donne à la tour son caractère religieux Celles-ci  sont surmontées d’inscriptions en silex noir incrusté dans la pierre (Photo FC)

C’est ainsi qu’en 1948, la vie monastique reprend à l’abbaye du Bec. Le 29 septembre, la première messe solennelle est célébrée dans le bâtiment des anciens celliers transformé provisoirement en église. La communauté qui s’y est installée appartient à la Congrégation bénédictine de Mont-Olivet*, fondée au XIVe siècle sous l’impulsion du Bienheureux Bernard Tolomeï. Les dix années suivantes seront difficiles avec notamment le froid de ces terribles hivers d’après guerre qui s’abat sur une abbaye très mal chauffée. En 1949, la communauté des moniales vient à son tour s’installer à proximité du Bec et entreprend la construction de son monastère. La vie liturgique commune peut ainsi reprendre les dimanches et jours de fêtes. Chez les moines, le travail est considérable. Il faut démolir les auges en béton et ôter le dallage des anciennes écuries pour aménager le réfectoire et la sacristie (dans l’aile sud) et l’église (dans l’aile ouest). Et de  1979 à 1984, aménagement de l’ancien cellier en bibliothèque.

Qui sont les bénédictins du Bec ?

L’ordre bénédictin regroupe vingt-deux congrégation sous la présidence d’un père abbé primat. La congrégation du Mont-Olivet est l’une d’elles. La communauté du Bec comprend une quinzaine de moines de cette congrégation, sous la conduite du père abbé Paul-Emmanuel Clénet (du fait de son âge à près de 75 ans, il a présenté sa démission en octobre 2020). Comme tous les Bénédictins du Mont-Olivet, ils portent l’habit blanc. La tradition veut qu’une communauté de moniales oblates bénédictines soit liée à la communauté de leurs frères. Aussi, en 1948, lorsque la vie monastique reprit au Bec-Hellouin, sous la conduite de dom Grammont, les moniales oblates quittèrent Cormeilles-en-Parisis, sous la conduite de mère Marie-Élisabeth de Wavrechin, pour installer leur nouveau monastère à 2 km du Bec. Elles sont aujourd’hui vingt-six. Depuis cette époque, moines et moniales oblates consacrent leur vie, selon la règle de saint Benoît, à la prière et au travail. Une vie qui se partage entre l’étude de la Bible, la lectio divina dans le silence de la cellule et le travail manuel : production artisanale de faïences pour les moines, ciergerie et tissage pour les moniales. Ils se retrouvent ensemble les dimanches et fêtes dans l’église de l’abbaye. Anselme voulait que le Bec soit entouré de nombreux amis. Cette tradition d’hospitalité se vérifie tous les jours. L’abbaye accueille entre 30 000 et 50 000 visiteurs par an (hors période Covid) qu’ils soient de simples touristes ou qu’ils souhaitent participer aux offices de la communauté monastique.

Le choeur de l’abbatiale du Bec. L’imposant autel en marbre vert fut offert à l’abbaye par le gouvernement autonome de la Vallée d’Aoste, patrie de Saint Anselme (Photo FC)
L’église abbatiale du Bec longue de 75 m sur 9 m de large est voûtée en berceau. Elle est éclairée par dix-neuf baies en plein cintre orientée au sud. Au XVIIIe siècle, les mauristes en avait fait leur réfectoire. Au retour des moines en 1948, l’ampleur des lieux, l’austérité de l’édifice et la lumière qui s’en dégageait en firent la nouvelle église abbatiale. Sa dédicace solennelle se célébra le 31 octobre 1969. Au fond de l’église, 4 statues, les quatre docteurs de l’Eglise venues de l’ancienne abbatiale : Saint Grégoire, Saint Ambroise, Saint Augustin et Saint Jérôme. (Photo FC)

Le retour du corps du bienheureux Herluin dans l’abbatiale

La célèbre Vierge du Bec toujours fleurie à l’entrée de l’église abbatiale (Photo FC)

L’année 1959 est marquée par le retour solennel du corps du bienheureux  Herluin depuis l’église paroissiale (il y était déposé depuis la Révolution) jusqu’au choeur de la nouvelle église abbatiale. C’est également l’occasion d’organiser un grand congrès international consacré à Saint Anselme. A cette époque, on abandonne l’exploitation agricole au profit d’un atelier de céramique, source, importante depuis de revenus pour l’abbaye. En 1967, le Dr Michael Ramsey archevêque de Canterbury visite le Bec et deux ans plus tard, a lieu avec faste, le 31 octobre 1969, la Dédicace solennelle de la nouvelle abbatiale.

Le Bec essaime en Israël

 En 1976, Dom Grammont envoie un petit groupe de frères en Israël (rejoint par un groupe de soeurs) pour fonder l’abbaye bénédictine olivétaine d’Abu-Gosh près de Jérusalem*. Elle a aujourd’hui pour père abbé, dom Louis-Marie Coudray qui vient de succéder au père Charles Galichet (décédé en 2019). Il était arrivé pour la première fois il y a quarante trois ans avec deux autres compagnons, moines du Bec.

* L’abbaye d’Abu-Gosh est à 12 km de Jérusalem. Elle se trouve près de l’église de la Résurrection, un édifice du XIIe siècle construit par les chevaliers de Malte. Abu-Gosh est aujourd’hui l’abbaye Sainte-Marie de la Résurrection dont le Père Jean-Baptiste Gourion (1934-2005) en fut pendant près de trente ans l’animateur.

Dom Grammont en avait émis le souhait : la réouverture de la porterie médiévale 

En 1986, Dom Grammont décide de résilier sa charge, après 38 années d’abbatiat et 48 à la tête de la communauté. Il meurt en 1989. Il est inhumé dans le chœur de l’église abbatiale. Quelques mois auparavant, Dom Grammont en avait émis le souhait, le jour du dimanche des Rameaux en espérant prochainement la réouverture de la porterie médiévale et la restauration de l’ancien logis abbatial. Le projet était d’y aménager un lieu d’hébergement et d’accueil (l’accueil Saint-Benoît). L’ensemble fut inauguré 28 ans plus tard, en 2017. Le chantier (1 million d’euros de budget)  débuta en 2009. C’est le fruit d’un partenariat entre l’Etat, le Conseil départemental de l’Eure, le Conseil régional et l’association des Amis du Bec-Hellouin, présidée par Olivier Costa de Beauregard. La métamorphose de l’abbaye du Bec-Hellouin est aujourd’hui enfin achevée. Elle lui redonne sa physionomie originelle avec un accueil, une clôture et des espaces de rencontre, dans l’esprit de Saint Benoît.

VIII- Le quotidien des moines du Bec : prière, lecture, travail et accueil

Notre père saint Benoît aiment encore à dire, mille ans plus tard, les moines du Bec vivant dans le respect de son idéal. Ils partagent toujours leur temps entre la prière com­mune du chœur, la prière personnelle, la lecture de la Parole (lectio divina) et le travail intellectuel ou manuel ; une journée  rythmée par les offices au sein de l’église abbatiale et le travail. 7 h laudes puis, petit-déjeuner suivi d’un temps de lecture, de travail intellectual et d’un coup de main à l’entretien de l’abbaye. La messe est célébrée à 10 h 45. Le déjeuner est suivi de none (14 h 25). C’est après que chacun en silence vaque aux occupations qui lui ont été attribuées (atelier de céramique, hôtellerie, entretien, courses, accueil, visites, etc.). La vie en communauté entraîne aussi une multitude de travaux de maison : cuisine, ménage, jardinage, lavage et repassage, couture, comptabilité, bricolage, infirmerie, porterie, accueil, etc. Les vêpres sont à 18 h. Après le diner, complies (et vigiles) à 20 h 30 avant le retour en cellule.

Spécialité du Bec : la faïence artisanale

A leur arrivée, début des années cinquante, les moines exploitent les terres autour de l’abbaye. Mais très tôt, le Bec s’est spécialisé dans la faïence artisanale. Des débuts difficiles ! Les moines durent se faire accompagner par l’école des Beaux-Arts de Rouen. Ils fabriquent, décorent et vendent assiettes rondes, plates, plats, bols, etc. Ces différentes céramiques sont exposées et se vendent dans le magasin de l’abbaye (à l’entrée dans l’ancien logis abbatial).

Dès son retour au Bec, en 1948, la communauté a développé une production artisanale de faïences. Les Ateliers du Bec, ont été créés en 1957 Les moines assurent sur place toutes les étapes de la chaîne de fabrication de la céramique, depuis la création des formes, la décoration jusqu’à leur cuisson finale. La production est principalement axée sur les arts de la table (exposition et vente dans le magasin de l’abbaye). Frère Guillaume, le plus jeune des frères est le responsable de l’atelier de faïence (Photo Abbaye du Bec)

IX- Quand le Bec dit à Dieu à son aîné, le père Gilbert (Michel Watson)

Le père Gilbert Watson fut le premier novice à rejoindre à 19 ans, l’abbaye du Bec renaissante en 1949. (Photo Abbaye du Bec)

Il est parti en ce 9 avril 2019, alors que le printemps éclatait dans le vallon du Bec. Il fut le premier novice arrivé en 1949 sous l’autorité bienveillante de Dom Paul-Marie Grammont qui venait d’être élu 46e abbé du Bec. Il se souvient. Il avait 19 ans. Première nuit, seul dans sa cellule. Il pleura. Et que dire de ces immenses bâtiments aussi beaux soient-ils, mais sans chauffage et quand le vent s’engouffrait dans l’interstice des fenêtres et des portes, bien difficile de sortir du lit, affronter un froid glacial pour les matines ! Il survécut. Lui, membre d’une famille nombreuse originaire de l’Ile Maurice, implantée à Évreux, il s’accrocha à sa vocation. Il s’y accrocha si fort qu’il nous quitte l’année de ses 70 ans de vie monastique. C’est la mémoire de l’abbaye qui s’en est allé rejoindre ses milliers de frères qui depuis mille ans ont construit l’histoire du Bec. Bégayait-il ! A peine, c’était sa coquetterie. Mais lorsqu’il prêchait, la parole était nette. Au Bec, il fut sur tous les fronts. Difficile à suivre ! Père hôtelier, portier, standardiste mais aussi à atelier de faïence, à cuisine, … Il assura surtout la desserte de la paroisse du Bec. Levé le matin dès 4 heure, il vécut la vie d’un moine telle que l’enseigna Saint Benoît dans sa plus belle simplicité. Il avait le soutien de sa famille (proche et lointaine), de ses amis. C’était un Plaisir de le voir au Bec, partager un repas à la crêperie, se retrouver à Brionne pour une fête  familiale. Sa bonne humeur, son humour, sa discrétion nous manquent.

Pour une dernière fois, Gilbert est entouré et accompagné de ses frères, les moines du Bec et de ses soeurs, les moniales de Sainte Françoise Romaine (Photo FC)
Devant la façade de l’église abbatiale (Photo FC)

Sur ce petit chemin qui mène au cimetière des moines

Pour une dernière fois, Gilbert est entouré de ses frères les moines du Bec et de ses soeurs, les moniales de Sainte Françoise Romaine. Mais son cercueil est aussi accompagné dans le choeur de l’abbatiale près du sarcophage d’Herluin par d’autres frères. Une tradition typiquement normande. Elle remonterait aux obsèques de Guillaume le Conquérant ! Ce sont les charitons. Ces frères (et soeurs aujourd’hui) sont des laïcs. Ils appartiennent à la Confrérie locale de charitons. Ils viennent en aide depuis le Moyen-âge aux familles dans le deuil. Ils se sont beaucoup développés au XIVe siècle lors de la grande épidémie de la peste noire venue de Chine. Le département de l’Eure compte actuellement 123 confréries de charitons actives et 1200 frères et soeur. Ce sont eux aujourd’hui avec chasubles et étendards qui vont précéder le cercueil du père Gilbert placé sur le corbillard où il sera tiré jusqu’au cimetière des moines.

Ce petit chemin qui mène au cimetière des moines, suivant le ruisseau du Bec (Photo FC)
Un dernier adieu au père Gilbert entouré de ses frères, ses soeurs, sa famille et ses amis, alors que partout autour, le printemps éclate (Photo FC)

X- Une retraite au Bec, lieu de séjour, lieu de silence 

Vue aérienne de l’abbaye du Bec-Hellouin (Photo Abbaye du Bec)

L’hôtellerie monastique (Maison des hôtes) est conçue pour tous ceux – hommes et femmes – qui désirent prier, réfléchir, reprendre souffle, trouver écoute et réconfort, faire une halte de paix dans le silence. Chacun a la possibilité de suivre la journée monastique et de s’entretenir avec l’un des membres de la communauté. Les repas sont partagés avec les moines (pour les hommes) dans le très beau réfectoire de l’abbaye qui, avec la sacristie, formait au XVIIIe siècle l’orangerie. Une vingtaine de chambres sont à la disposition des hôtes, mais pour une durée maximum de sept jours. L’offrande, pour la participation aux frais de séjour, est laissée à la discrétion des hôtes, en fonction de leurs possibilités. l’accueil est spécialement ouvert à tous les chrétiens (catholiques, protestants, orthodoxes) et, en raison de ses liens histo­riques avec I’ Angleterre, le Bec encourage les relations entre anglicans et catholiques. Le dialogue judéo-chrétien est également privilégié depuis que dom Grammont, en 1976, envoya un petit groupe de frères dans un monastère près de Jérusalem.

Détails pratiques :

La Maison des hôtes comporte au rez-de-chaussée une salle à manger, une grande salle de réunion, des salles de réunion ou parloirs, un oratoire et une bibliothèque. A l’étage, les retraitants disposent d’une chambre seule ou double (deux lits d’une personne). Les chambres comportent un lavabo avec eau potable (chaude et froide) ; à l’étage des chambres, une salle d’eau commune pour les hommes et une pour les femmes (toilettes et douches). La Maison des hôtes est ouverte toute l’année sauf en janvier. Pour réserver : maisondeshotes@abbayedubec.org

Salle d’exposition et de vente des céramiques produites par l’abbaye, une production principalement axée sur les arts de la table. Le magasin se situe à l’entrée de l’abbaye, à l’accueil Saint Benoît, dans l’ancien logis abbatial (Photo Abbaye du Bec)

 

Le village du Bec-Hellouin (Photo FC)

L’auteur de cet article est journaliste du patrimoine, membre de l’AJP (Association des Journalistes du Patrimoine) et de l’APE (Association de la Presse Etrangère).

Bibliographie sur les abbayes (anciennes éditions) :

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