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Rodin / Bourdelle ce “Corps à corps” dans une exposition exceptionnelle !

Pièce maitresse de cette exposition : Eve au rocher : “c’est un hymne à la chair”

Cette “Eve au rocher” l’une des plus belles pièces de l’exposition avec le travail commun de Rodin et de Bourdelle comme praticien.

Quand Rodin s’invite chez Bourdelle à Montparnasse

Le musée-jardin Antoine Bourdelle à l’ombre de la tour Montparnasse qui accueille ce Corps à corps Rodin Bourdelle. Photo © François Collombet

Le maître et le praticien

Auguste Rodin (1840-1917) et Antoine Bourdelle (1861-1929), deux géants de la sculpture ne pouvaient que s’admirer, s’affronter, s’influencer et même se quereller. Le plus jeune, Antoine Bourdelle ne fut pas l’élève de Rodin. Pourtant, il travailla pour lui pendant quinze ans. Il était son praticien chargé de tailler des marbres pour le maître. Rodin le considérait-il comme son héritier ? Mais un héritier indocile, un “éclaireur de l’avenir”. Une exposition très exceptionnelle Rodin/Bourdelle Corps à corps dans ce musée-jardin Antoine Bourdelle ! Y sont rassemblées des oeuvres (sculptures et peintures) nées de la vie en parallèles, souvent superposée de ces deux immenses sculpteurs. (Découvrir le musée-jardin en fin d’article).

Panneau de l’exposition Corps à corps. L’un fut le jeune praticien, Antoine Bourdelle chargé de tailler les marbres pour le maître. Photo © François Collombet
L’autre, Auguste Rodin fut le maître incontestable de la sculpture au début du XXe siècle. Grande photo d’Auguste Rodin au milieu de ses collections affichée lors de l’exposition Corps à corps au musée Antoine Bourdelle. Photo © François Collombet

Une admiration de Bourdelle pour Rodin

Cette admiration était plus plus qu’une relation presque filiale entre maître et praticien. On le mesure aux photographies et dessins offerts par Rodin à Bourdelle, de sculptures offertes par Bourdelle au musée Rodin. C’est tout le poids de la filiation plastique, mais aussi celui de la référence consacrée et récurrente de Michel Ange. Sa vie durant, Antoine BourdeIle va conserver le montage de son portrait en regard de celui de Rodin, souvenir de l’époque à laquelle il travaillait régulièrement pour lui.

Double portrait d’Antoine Bourdelle et Auguste Rodin vers 1900 (Montage épreuve gélatino-argentique à développement, Musée Bourdelle). Cliché © François Collombet

Antoine Bourdelle, les “mains” de Rodin

Antoine Bourdelle est le neveu d’un tailleur de pierre et fils d’un ébéniste. Il apprend donc très tôt le travail de la matière. Rodin fera connaissance avec l’œuvre de Bourdelle au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts de 1892. Rodin croule alors par les commandes. Il fait travailler une dizaine de praticiens. Comprenant le talent de ce jeune sculpteur, il le sollicite. Entre 1893 et 1907 Bourdelle taillera une dizaine de marbres pour Rodin dans ses ateliers à Montparnasse (actuel musée Bourdelle), transcrivant dans la pierre des modèles en plâtre du maître. Il était alors aidé de ses propres praticiens et élèves puisqu’enseignant lui-même au sein de ses propres ateliers. Ainsi va t’il proposer à ses élèves d’être eux même praticiens sur les commandes de Rodin.

Rodin, bustes d’Eve Fairfax vers 1904 plâtre (à gauche) et à droite ce même buste d’Eve Fairfax en marbre taillé par Bourdelle. Photo © François Collombet

D’avantage qu’un simple exécutant

Mais désireux d’être davantage qu’un simple exécutant, il offre à Rodin notamment la possibilité de le seconder auprès des fondeurs. De son côté, Rodin soutient le jeune sculpteur, notamment pour le Monument aux combattants de Montauban*, marqué par l’expressivité rodinienne.

*Connu également sous le nom de Monument aux combattants et défenseurs du Tarn-et-Garonne de 1870. Ce monument (l’une de ses premières oeuvres majeures) est érigé à Montauban sa ville natale. Pour s’imposer, il avait obtenu en 1897, le soutien de Rodin.

Quand leurs trajectoires analogues vont se superposer jusqu’à s’opposer

C’est ce que va illustrer cette grande exposition. Elle le fait à travers plus de 160 œuvres, dont 96 sculptures, 38 dessins, 3 peintures et 26 photographies. S’y établit un dialogue exprimant fraternités et réciprocités comme divergences et antagonismes de deux destins qui se sont croisés et complétés. Se distinguent nettement chez Rodin et Bourdelle, deux univers plastiques, porteurs des enjeux majeurs de la modernité. Il y a le refus du naturalisme et de la vraisemblance, le retour aux sources de l’antique et de la matière première. Voyez l’expressionnisme du modelé, l’esthétique du fragment, l’hybridations et le poétique de l’assemblage ; puis cette réflexion prospective sur le socle et le monumental, l’autonomie de la sculpture et la volonté d’épure. Tout est maintenant prêt pour une magnifique ouverture vers l’abstraction.

L’un de leurs chefs d’oeuvre communs, cette “Eve au rocher”

L’oeuvre majeure de leur collaboration sera une sculpture d’1,70 m : Eve au rocher. Les praticiens de Bourdelle travaillent en grande partie sur ce projet. Pourtant, insatisfait du travail de ses élèves, il corrige la statue régulièrement. Elle ne sera achevée qu’en 1907. Elle constitue l’ultime chef-d’œuvre.
Elle dit aussi la fascination réciproque des deux hommes pour la pierre et l’esthétique de l’inachevé. Tous les deux préférant l’éclat de la pierre calcaire au marbre plus brillant.

Eve au rocher grande version 1883-1906. Auguste Rodin et Antoine Bourdelle (praticien). Pierre calcaire. Bourdelle transcrivait dans la pierre les modèles en plâtre du maître, dont cette magistrale Ève exceptionnellement prêtée par la Ny Carlsberg Glyptotek de Copenhague. Photo © François Collombet

Tous les deux sont des collectionneurs passionnés

Mais ils le sont à la mesure de leurs moyens respectifs. Ainsi, des années 1890 jusqu’à 1917, Rodin installé à la villa des Brillants à Meudon aura réuni plus de 6 000 œuvres. Bourdelle de son côté chine avec passion auprès des antiquaires à Paris et en province. De leurs collections respectives, la sélection que l’on peut voir montre une fraternité esthétique, des références communes, la passion de « l’art rétrospectif » et de l’Antique. Leur goût les porte vers des œuvres égyptiennes, hindoues, japonaises, perses. Ils s’attachent aussi bien aux objets d’art qu’aux sculptures médiévales tout en partageant leur admiration pour des artistes contemporains (Carpeaux, Puvis de Chavannes ou leur ami Eugène Carrière).

Des goûts respectifs pour l’art notamment japonais et indien avec ici, dans cette vitrine un masque en bois nô au visage furieux (1800-1900) et à droite, divinité à l’arbre et divinité démoniaque (fragment de char de procession). Photo © François Collombet

A partir du moulage d’un kouros archaïque grec (Santorin)

En 1902, Rodin découvre à Vienne et à Dresde des épreuves en plâtre tirées à partir du moulage d’un kouros archaïque grec en marbre trouvé en 1830 sur l’île de Santorin (vers 570-560 av. J-C, Athènes, musée national archéologique). Émerveillé, Rodin parvient à s’en procurer plusieurs surmoulages
vers 1902-1903. « L’Antique est simple et ( …) il sait simplifier, ce qui lui donne une énergie étonnante », écrit Rodin. Suite à sa découverte des épreuves en plâtre en 1902, Rodin offre cet exemplaire à Bourdelle en 1904.

Collection Bourdelle : à gauche, Apollon de Théra vers 1902, plâtre tiré d’un original en marbre. Au centre, Vierge allaitant l’enfant du XIVe siècle. Pierre partiellement polychromée et au fond, Sainte Barbe 1916 en plâtre polychrome. Photo © François Collombet

Une statue comme un ex-voto pour protéger celui qui montait au front

Antoine Bourdelle en 1916, à la demande de son beau-frère va concevoir un véritable ex-voto moderne avec cette statue de Sainte Barbe. Elle était destinée à protéger son jeune frère, envoyé au front. Voyez comment Bourdelle revisite les figures de saintes ou de Vierges médiévales : hanchement prononcé, rythme des larges plis géométrisés, synthèse des formes et des visages, polychromie. Il écrivait dans “Art roman, pierres saintes, demi-ruinées” : Je tiens l’art roman comme étant l’expression plastique la plus droite, la plus pure et la plus éclairée de la pensée constructive et décorative chrétienne. C’est dans les basiliques romanes que je me sens absolument tenu dans les nombres de Vérité.

Le marbre, la pierre et la pâte de verre

Ces masques à la consistance de la chair : Rodin avait une fascination pour la comédienne japonaise Hanako. Ce masque est le fruit d’une collaboration avec le maître verrier Jean Cros. A le regarder, on resent un certain trouble, car la coloration de la pâte de verre donne la consistance de la chair. Rodin dira que “elle est tellement vivante qu’elle est surnaturelle”. Sur les pas de Rodin, Bourdelle sollicitera Jean Cros pour la réalisation en pâte de verre du portrait d’Irène Millet dont il a modelé un buste en plâtre coloré (1916) : ce masque au modelé simplifié et au regard fixe, érigé sur le socle d’une double brique, a la présence hypnotique d’un portrait funéraire gréco-égyptien.

A gauche, ce masque d’Irène Millett (1917-1929) d’Antoine Bourdelle en collaboration avec le verrier Jean Cros (1884-1932) : Pâte de verre colorée (musée Bourdelle). A droite, le masque d’Hanako (1907-1908) de Rodin et Jean Cros, maitre verrier (1884-1932) : Pâte de verre colorée 1912 (musée Rodin). Photo © François Collombet

Rodin Bourdelle, ils bombent le torse !

Sans visage, sans regard, le torse est ce signe plastique irréductible où se concentre la présence et l’énergie vitale. Il importe dira Rodin “de se rappeler que le premier commandement [ …) est de savoir bien modeler (…) un torse”. Prenant exemple du célèbre Torse du Belvédère antique*, il modèle le Torse de l’Ombre (1902) qui trouve son pendant dans le spasme d’un fragment du Monument aux combattants de Bourdelle.

*Torse du Belvédère, un torse fragmentaire, caractéristique de la sculpture hellénique en marbre du 1er siècle av.J.-C.

L’Homme qui marche de Rodin, issu d’un moulage oublié dans un coin d’atelier

Jérôme Godeau, commissaire de l’exposition, historien de l’art, musée Bourdelle présente L’Homme qui marche, grand torse en bronze de Rodin (vers 1906). Musée Rodin. Photo © François Collombet

Ce torse est issu du moulage d’une étude en terre crue modelée trente ans auparavant, oubliée dans un coin de l’atelier. Fondu en bronze, ce fragment est exposé par Rodin dès 1889. Il en tire une épreuve en plâtre qu’il assemble à une paire de jambes : cette première mouture de L’Homme qui marche est présentée à la rétrospective du pavillon de l’Alma, en 1900. En 1906 Rodin charge Henri Lebossé, spécialiste de « l’augmentation », de le seconder dans l’exécution d’une version monumentale.

La réplique d’Antoine Bourdelle

Sous l’œil du commissaire de l’exposition, Jérôme Godeau, Grand Guerrier en bronze d’Antoine Bourdelle. Une étude de torse pour le Monument aux morts aux combattants et serviteurs du Tarn-et-Garonne de 1870 (Musée Bourdelle). Photo © François Collombet

La leçon plastique de Rodin est portée à son comble avec ce torse modelé pour le Monument aux combattants de Montauban. Musculeux, monumental, convulsif, ce fragment d’atelier résume à lui seul la rage de l’expression qui anime les Combattants. Pourtant, Bourdelle ne songe jamais à l’exposer comme œuvre autonome.

La synthèse architecturée du torse d’Héraklès

Avec le Torse de Pallas ((1903-1905), oeuvre majeure de Bourdelle, attestant sa dette à l’égard de l’art grec, le sculpteur affiche également sa volonté de rompre avec « le modelé à la Rodin ». Il revient à « l’ordre des constructeurs ». La géométrisation des volumes, la synthèse architecturée du torse d’Héraklès (1906-190) présente une logique de la soustraction et de la synthèse. Il ouvre ainsi le champ au primitivisme radical de Constantin Brancusi ou d’Alberto Giacometti, comme à la forme totémique des torses de Chana Orloff et d’Ossip Zadkine (voir plus bas).

Héraklès archer bronze d’Antoine Bourdelle 1909, musée Bourdelle. Photo © François Collombet

Avec Héraklès archer, Bourdelle prend son indépendance

Entre Rodin et Bourdelle, beaucoup d’estime mais pour le jeune sculpteur marqué par l’ambitions, il est temps de se séparer de ce maître quelque peu “intrusif”. Il ne veut plus être ni praticien, ni suiveur de personne. C’est le succès de son Héraklès archer, sculpture, qu’il réalise seul, en 1909 qui marque la rupture avec Rodin.

Centaure mourant, buste d’Antoine Bourdelle, modèle à grandeur d’exécution (1914) : plâtre recouvert d’un agent démoulant. Musée Bourdelle.

Entre Rodin et Bourdelle, la rupture

Les premières tensions datent de 1902 ayant pour cause le retard de Bourdelle à tailler Ève et propose pour le buste de Rose Beuret* une composition rejetée par Rodin. En mars 1908, Bourdelle écrivait : « J’ai en ce moment beaucoup de travaux. Je n’ai plus besoin de travailler pour Rodin. Je vends beaucoup. »

*Rose Beuret née en 1844, couturière et blanchisseuse, est connue pour avoir été l’un des modèles et, durant 53 ans, la compagne de Rodin. Elle l’épousa le 29 janvier 1917, seize jours avant sa propre mort.

Des ordres de Rodin qui passent mal pour Bourdelle

L’affaire du buste de Rose Beuret : chargé de tailler le marbre du Buste de Rose Beuret (la muse de Rodin), Bourdelle entoure le visage d’un tissu semblable à un voile et envoie la photographie à Rodin. Le maître accueille mal cette initiative : “je veux la copie fidèle du masque-sans plus- c’est moi qui fais mes compositions. Je n’ai pas demandé qu’on compose !”

Pour ce fameux buste de Rose Beuret, Bourdelle propose une composition rejetée par Rodin. A droite, Essai de composition de Bourdelle à partir du plâtre du buste de Rose Beuret de Rodin fin 1901-début 1902 (épreuves gélatino-argentique). A gauche, marbre de Rose Beuret de Rodin et Bourdelle (praticien) datant de 1902-1903. Photo © François Collombet

S’il réceptionne la pierre à tailler dans ses ateliers en 1893, Bourdelle reçoit plusieurs commandes personnelles qui retardent son exécution. Il y travaille ponctuellement à compter de 1901, pressé par Rodin. Bourdelle restitue jusqu’aux imperfections de la peau et se garde de trop lisser chaque centimètre carré du calcaire devenu chair de cette figure issue des réflexions de Rodin pour La Porte de l’Enfer.

Avec la tête d’Apollon, Rodin “vit le divorce accomplit et ne me pardonna pas”

Tête d’Apollon ou Apollon au combat. Base carrée, modèle définitif. Bronze 1932. Photo © François Collombet

“Tête d’Apollon, tu fus ma religion construite”

Une étude en terre modelée en 1898 d’après un jeune modèle italien au visage émacié est retrouvée vers 1901-1902 dans un coin de l’atelier, desséchée et craquelée. Bourdelle en tire un plâtre qui conserve volontairement les fentes et crevasses, comme Rodin l’avait fait pour le Masque de l’homme au nez cassé ou pour une étude de torse de Saint Jean-Baptiste, point de départ du célèbre Homme qui marche.

Il trouve son style

Lorsque Bourdelle va commencer à entreprendre la Tête d’Apollon vers1900, il est encore employé comme praticien par Rodin. Sa Tête d’Apollon est l’annonce de la naissance de son nouveau style et de son retour à l’antique. Il écrira : “J’échappai au troué, au plan accidentel, pour chercher le plan permanent. Je recherchai l’essentiel des structures, laissant au second plan les ondes passagères, et en plus je cherchai le rythme universel “. Il l’achève en 1909, tout en laissant visibles les traces de cette genèse chaotique : fentes, coutures, mutilations…

Le divorce avec Rodin permet au style de Bourdelle de s’épanouir

Lorsque Rodin voit l’oeuvre, il “en fut vivement saisi. Il vit le divorce accomplit et ne me pardonna pas“. Mais Bourdelle a enfin son propre style. Ainsi quand Rodin analyse, accentue les ombres et les saillies, exagère les muscles, Bourdelle au contraire synthétise, construit la forme en simplifiant. Mais la réaction de Rodin est une épreuve pour Bourdelle. Il parle de “drameet d’isolement de pensée sculpturale” : “Cette sculpture est le drame de ma vie, un côté fait, l’autre à l’étude. Inquiète, austère, libre de tout passé de tout apport contemporain“. Résultat : cette Tête d’Apollon demeurera cachée dix ans encore, avant que Bourdelle n’en autorise les reproductions. Bourdelle dira : “une de mes premières oeuvres, une de celles qui à mes yeux commencèrent d’exprimer ce que je voulais traduire”

Tête d’Apollon ou Apollon au combat, bronze d’Antoine Bourdelle (1898-1911) au côté de Jérôme Godeau commissaire de l’exposition. Photo © François Collombet

En 1911, Bourdelle place sur une grande base cubiste la tête, construite toute en facette, et remplace le cou par un polyèdre aux arrêtes vives. Il fait de cette oeuvre un symbole de sa rupture esthétique et amicale avec Rodin. Désormais, la puissance constructive bourdellienne tourne le dos au modèle rodinien. Apollon en devient l’emblème : ” tête d’Apollon, tu fus ma religion construite “.

Rodin Femme nue de dos. 1908. Photo © François Collombet

La relation Rodin Bourdelle passe aussi par les dessins et les métamorphoses

Dès 1902, Bourdelle et Rodin s’échangent sculptures et dessins. A l’été 1907, Bourdelle se rend chez Rodin à Meudon afin d’appréhender au mieux la technique de son aîné pour rédiger un article sur ses dessins, publié en 1908. Certains dessins, comme Femme nue de dos*, lui sont vraisemblablement donnés par Rodin après la parution de son texte, en guise de remerciement. Parmi les quinze dessins de la collection de Bourdelle, six sont dédicacés de la main du maître au “grand ami” ou au “grand sculpteur”.

*Dessin exécuté au crayon graphite, aquarelle et rehauts de gouache blanche sur papier marouflé sur toile.

Rodin : Avant la création (non daté). Crayon graphique, estampe, aquarelle, gouache sur papier (Musée Rodin). Photo © François Collombet

Des métamorphoses comme autant d’expressions archaïques de la pulsion

Là où Rodin procède par assemblage d’éléments hétérogènes, Bourdelle s’intéresse au processus
de conversion qui voit ici une femme transformée en pommier et là Daphné changée en laurier (1910- 1911).

Bourdelle : Le pommier abandonné (2 septembre 1917). Encre noire et aquarelle sur papier vélin (Musée Bourdelle). Photo © François Collombet

“En pleine faunerie”

Au regard de Rodin comme de Bourdelle, les mythes et leur cortège de créatures hybrides n’ont rien perdu de leur charge pulsionnelle. « En pleine faunerie » (Edmond et Jules de Goncourt), Rodin libère des œuvres qui, éminemment sexuelles, fouillent le mystère des origines et ne redoutent aucunement l’explicite. Quant à Bourdelle, il recourt volontiers à l’allégorie et la mythologie, comme dans ses feuilles dessinées de Léda et le cygne.

L’incursion de Bourdelle dans l’érotisme

Bourdelle : La Femme vers 1922. Encre noire et aquarelle sur papier. Photo © François Collombet

Pour un livre sur l’art de Rodin regroupant ses textes sur le maître, Bourdelle tente une gageure : résumer l’art de Rodin en un dessin, rare incursion du sculpteur dans l’érotisme. Bourdelle synthétise leur intérêt commun pour l’architecture des corps et invente une nouvelle loi du cadre (Henri Focillon), contraignant le corps d’une femme nue au sein du remplage d’une baie gothique, dans une sorte d’alliance du sacré et du profane. Le livre ne sera publié que bien après la mort de Bourdelle, en 1937.

Le monumental pour ces deux admirateurs des édifices antiques, romans et gothiques

Rodin : Porte de l’Enfer, entre 1880 et 1917. Haut-relief. Photo © François Collombet

Tous deux admirateurs des édifices antiques, romans et gothiques, Rodin et Bourdelle ont œuvré diversement dans le domaine de la sculpture architecturale.

A Rodin, La Porte de l’Enfer (future entrée du musée des Arts Décoratifs)

En 1880, Rodin reçoit la commande d’une porte destinée à l’entrée d’un futur musée des Arts décoratifs. Travaillant avec fièvre à cette Porte de l’Enfer inspirée par la Divine Comédie de Dante (XIVe siècle), Rodin modèle plus de deux cents figures mais le projet avorte. Cette porte sans emploi devient la matrice d’une « œuvre-monde » dont l’architecture se disloque sous le magma des formes. « Chaque groupe est un chef-d’œuvre, mais l’ensemble n’est pas fait pour une porte », écrit Bourdelle au sujet de la Porte de Rodin.

A Bourdelle, la façade du Théâtre des Champs-Elysées

En 1911, il conçoit la façade du Théâtre des Champs-Élysées, édifié avenue Montaigne à Paris sous la conduite des architectes Auguste et Gustave Perret. En une frise gigantesque et cinq bas-reliefs, les figures simplifiées et géométrisées rythment les grandes lignes de ce Parthénon du XXe siècle sans « qu’aucun geste, aucun plan, aucune ombre, aucune saillie des sculptures n’offusque le mur ni ne le brise » (Bourdelle).

Bourdelle : Elévation de la façade du théâtre des Champs Elysées (douzième étude). 1911. Encre noire, gouache et aquarelle sur papier vélin. Photo © François Collombet

Initié en 1910 par le financier Gabriel Thomas, le projet du théâtre des Champs­-Élysées est finalement confié aux architectes Gustave et Auguste Perret, qui proposent une façade en partie aveugle avec une structure de béton armé plaqué de marbre. Appelé en renfort, Bourdelle conçoit la façade en trois semaines et treize esquisses. Le parti horizontal de Perret est abandonné au profit d’un rythme vertical, scandé de trois hautes baies. Dans cette étude, les figures de la frise et des cinq bas-reliefs encore en gestation contribuent déjà « au calme et à l’aplomb majestueux » de l’ensemble.

Bourdelle : La Danse, Isadora et Nijinski. Bas-relief théâtre des Champs-Elysées 1912. Photo © François Collombet

Bourdelle associe la danse d’Isadora et Nijinski dans ce bas-relief La Danse (métope au-dessus des portes latérales du théâtre des Champs-Elysées), une de ses oeuvres les plus réussies.

Le Balzac monumental de Rodin, un roc selon Bourdelle

Rodin : étude finale en plâtre de Rodin (1897). Photo © François Collombet
Balzac de Rodin en bronze du boulevard Raspail à Paris. Photo © François Collombet

Bourdelle frappé par la ressemblance entre Balzac et l’aiguille du Chaillol

La synthèse opérée par Rodin pour son Monument à Balzac l’assimile à un roc. Des années plus tard, cette figure monolithique resurgit dans l’imaginaire de Bourdelle à l’occasion d’une excursion dans les Alpes en 1922, il est frappé par la ressemblance entre Balzac et l’aiguille du Chaillol. Il en envoie plusieurs cartes postales, au critique Gustave Geffroy et à sa fille, dans lesquelles il décrit le pic comme “le Balzac de Rodin en rocher nature”.

Bourdelle : “Les Alpes-Sur les Pentes du Chaillol : aiguille”. Carte postale envoyée à sa fille Rhodia le 15 septembre 1922. Photo © François Collombet

Le Balzac d’une étude à l’autre

D’une variante de l’étude finale avec cravate et amorce de capuchon sur l’épaule gauche en plâtre de 1897 au Balzac de Rodin en bronze du boulevard Raspail à Paris, peu de changement ! Cette statue installée depuis 1939 à Montparnasse a trois autres versions : l’une dans le jardin du musée Rodin, l’autre, au Japon, dans le musée en plein ai de Hakone et enfin, une version au musée de la Sculpture en plein air de Middelheim à Anvers.

Le “making off ” du Balzac de Rodin

Avec le Monument à Balzac (1897), Rodin ne conserve que les« modelés essentiels » pour transformer l’écrivain en un monolithe dressé vers le ciel. Après avoir envisagé d’habiller Balzac d’une redingote ou d’une robe de moine, Rodin choisit l’emblématique robe de chambre dont l’écrivain aimait à couvrir ses épaules lors de ses séances d’écriture. Vertical, synthétique et radical, Balzac est incompris par une grande partie du public et de la presse lors de son dévoilement au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts, le 30 avril 1898. Bourdelle compte parmi ses défenseurs.

De Rodin à Bourdelle, vers Henri Matisse, Alberto Giacometti, Zadkine,…

Ossip Zadkine (1890-1967) : Torse d’éphèbe 1922 (Bois d’acacia). Photo © François Collombet
Henri Matisse (1869-1954) : Le Serf. Bronze (Musée Matisse, Nice). Photo © François Collombetoplus_34

Rodin a été un maître adulé de toute une génération de jeunes sculpteurs, français et plus largement de l’Europe entière. Bourdelle n’assume que partiellement l’héritage rodinien. Il en conserve la force expressive mais débarrassée du pathos, la vitalité mais dans une synthèse architecturée des formes. De L’homme qui marche dans lequel Rodin voyait « une de ses meilleures choses », Bourdelle médite et transmet la leçon plastique. Bourdelle a été le passeur – discret mais efficace – d’Henri Matisse, le maître incontesté de Germaine Richier et le pédagogue attentif d’Alberto Giacometti. Dans l’entre­ deux-guerres, Giacometti explore la matérialité de la figuration dans une veine sensible qui doit beaucoup à l’expressivité rodinienne, montrant l’homme soumis à un destin qui le dépasse. Giacometti met à nu la présence avec une radicalité inédite. L’expérimentation et la perception deviennent désormais des points cardinaux de son art.

C’est auprès de Bourdelle que Matisse forge sa pratique de la sculpture

C’est auprès de Bourdelle, dans l’atelier de l’impasse du Maine où il vient travailler entre 1900 et 1906, que Matisse forge sa pratique de la sculpture. “Le Serf” offre un contrepoint exemplaire au modelé du torse de Rodin, d’autant qu’au moment de la fonte (1908), Matisse supprime les bras. La brutalité du travail de la terre, le caractère impérieux de la pose n’est pas étranger à l’art de Bourdelle, qui conçoit à la même période son Autoportrait fragmentaire.

Bourdelle fut le pédagogue attentif de Giacometti

Après la rupture avec le surréalisme (1935), la question de la représentation s’impose à Giacometti : le sculpteur explore la matérialité d’une figuration où l’homme se confronte à un espace dévorateur. La volumétrie repliée et le modelé déchiqueté de cette figure fuyante, dans sa solitude radicale, offre une expression saisissante de la condition humaine.

Alberto Giacometti (1901-1966) Homme traversant une place (1949). Bronze. Photo © François Collombet

Découvrir le charme des ateliers et les jardins du sculpteur à l’ombre de la tour Montparnasse. Vous découvrirez un musée qui a rouvert 2023 après deux ans de travaux ce qui a permis de restaurer l’atelier du sculpteur mais aussi de repenser complètement le parcours des collections, appuyé par une médiation
textuelle et numérique innovante, et d’ouvrir un nouveau café restaurant baptisé Le Rhodia, prénom de la fille de Bourdelle. Organisé autour de deux jardins de sculptures, le musée est constitué de l’ancien atelier d’Antoine Bourdelle préservé depuis sa disparition en 1929, d’un grand hall des plâtres et d’une extension inaugurée en 1992 par l’architecte Christian de Portzamparc

Ce lieu occupé par le sculpteur pendant plus de 40 ans

Le musée Bourdelle se situe dans les lieux occupés par le sculpteur pendant plus de 40 ans. Antoine Bourdelle (1861-1929) s’installe à 23 ans dans cette cité d’artistes de Montparnasse. Le succès venant, il étend progressivement son territoire, d’atelier en atelier. Sa veuve Cléopâtre et sa fille Rhodia œuvrent pour l’ouverture du musée en 1949.

Sous les arcades du jardin sur rue, le hall des plâtres accueille les œuvres monumentales. On peut voir les quatre allégories du monument au Général Alvear posées en Argentine, impressionnantes par leur stature. Photo © François Collombet
Dragon cuirassier, étude de tête avec grand casque pour le monument aux morts, au combattants et aux serviteurs du Tarn-et-Garonne de 1870-1871. Bronze 1893-1902. Photo © François Collombet

Certains espaces, comme l’emblématique atelier de sculpture, sont conservés dans un état exceptionnel. Photo © François Collombet
Pour les enfants, un parcours de médiation. Une visite composée de cartels accessibles qui a été spécifiquement pensée pour cette exposition Rodin-Bourdelle ; un parcours intitulé “ouvrez l’œil” qui vise à aiguiser le regard et à inciter les enfants à découvrir l’oeuvre de des deux sculpteurs. Photo © François Collombet
Extraordinaire profusion de statues monumentales dans le jardin intérieur du musée Antoine Bourdelle telle cette Vierge à l’offrande de six mètres de haut, à côté d’un déchirant Centaure mourant. Photo © François Collombet
Antoine Bourdelle : La France. Première maquette 1923. Plâtre recouvert d’un argent démoulant. Photo © François Collombet
Dans le jardin intérieur du musée, l’immense maquette La France-pointe de Grave. Photo © François Collombet

L’allégorie monumentale de La France est initialement destinée à être placée sur la pointe de Grave en Gironde, devant un phare gigantesque en béton commémorant l’intervention américaine lors de la Grande Guerre (détruit). Toute en verticalité, La France devait en être la vigie, saluant la statue de La Liberté d’Auguste Bartholdi de New York par-delà les mers.

Contemporain d’Auguste Rodin et d’Aristide Maillol, Bourdelle développe un style puissant qui culmine dans son chef d’œuvre, Héraklès archer. Il est reconnu de son vivant comme l’un des grands sculpteurs français, en particulier dans le domaine du monumental. Photo © François Collombet
Dans le jardin donnant sur la rue du musée Antoine Bourdelle, cette étudiante en art s’essaie à reproduire le cheval de la statue du Général Alvear (une présentation différente de celle de Buenos Aires) cantonnée de ses quatre allégories, la Victoire, la Force, la Liberté et l’Eloquence. C’est indiscutablement le point le plus spectaculaire du jardin. Photo © François Collombet