L’ange au sourire de la cathédrale de Reims est sans doute l’une des plus émouvantes statues du monde médiéval. Mais pourquoi celui ci ? Il n’est pas le seul à sourire dans cette cohorte de 2303 figures sculptées que comptent les façades de la cathédrale Saint Remi. Cet ange dont le sourire illumine le côté gauche du portail nord est pourtant unique. Il est si intimement lié à l’histoire dramatique de cette cathédrale qu’il en est le symbole. Un ange qui rit oui, mais n’a-t-il pas aussi de bonnes raisons pour pleurer ! Voici son incroyable histoire.

Un sourire qui marqua le sacre de 32 rois
Cette statue de l’ange au sourire vit le jour entre 1236 et 1245. Elle sortit des mains d’un habile sculpteur d’un atelier champenois* qui sans doute fatigué des visages hiératiques voulut apporter deux siècles avant la Renaissance, une touche d’originalité voire d’humanité à ses anges aux ailes déployées. Voyez ce visage incliné au sourire lumineux, ce léger déhanché, le drapé si souple de la tunique. Un chef d’œuvre ! Alors parmi les quelque 2 303 sculptures recensées à Reims dont beaucoup de visages souriants, pourquoi spécialement celui-ci ; pourquoi l’ange du portail nord de la façade principale, l’ange dit de saint-Nicaise (auquel il tendait probablement la palme du martyre), celui qu’on appelle aujourd’hui l’ange au sourire et non un autre ? On l’avait d’ailleurs presque escamoté comme un groupie fatigué, le sourire figé qui aux premières loges assistait immanquablement à chaque cérémonie de sacre (il y en eut 32). Et puis, cet ange situé presque à hauteur d’homme, à l’entrée de la cathédrale, était un anonyme. Il le resta jusqu’à la veille de la guerre de 1914-1918. Ce sont ses blessures qui en firent un mythe. Rendez-vous compte, un ange à la gueule cassée !
*Plusieurs ateliers de sculpture se sont succédé à Reims sur près d’un demi-siècle sous l’influence de ceux de Chartres, d’Amiens ou par l’art antique. Un dernier atelier, contemporain de la cathédrale, l’atelier rémois fait une synthèse des apports divers, pour créer un style champenois original dont l’ange au sourire est l’une des plus belles réalisations.
L’ange au sourire et son jumeau
Deux anges qui n’ont qu’un portail d’écart ! “La cathédrale de Reims est par excellence la cathédrale des anges” a-t-on pu écrire. Ils sont nombreux et beaucoup sont souriants. L’ange au sourire a tout naturellement un concurrent, son jumeau, l’ange de l’Annonciation (l’ange Gabriel). Il est sorti du même atelier. Tous les deux font 2,60 m. Ils ont la même tête, un sourire presque similaire, les mêmes cheveux ondulés, deux visage qui exercent le même magnétisme jusqu’au même vêtement, une longue tunique serrée à la taille retombant en plis jusqu’aux pieds. Alors comme le plan d’origine le prévoyait, il aurait du lui aussi se trouver sur le portail nord. Saint Nicaise, le haut du crâne enlevé (il fut décapité) aurait pu ainsi marcher avec une sérénité héroïque entre ces deux anges qui lui souriaient. Mais c’est sa beauté qui le fit préférer pour le portail central (Groupe de l’Annonciation de l’ébrasement droit du portail central) pour se retrouver ainsi, suprême honneur, à côté de la Vierge Marie.

Une toute jeune fille tenant fièrement son étendard
Sans doute se rappelle-t-il, cet ange du portail nord badigeonné à cette époque, en blanc et or, le sacre de Charles VII, le plus emblématique et le plus important de l’Histoire de France ? D’ailleurs, comment ne pas s’en souvenir ? Il eut lieu exceptionnellement non un dimanche mais un samedi, le 17 juillet 1429. À 9 heures précise, l’ange fut le premier à entr’apercevoir en tête du cortège une toute jeune fille tenant fièrement son étendard. La foule n’avait d’yeux que pour elle (et pour celui qui n’était encore que le dauphin), cette bergère venue de Lorraine, « faiseuse de roi » par la volonté de Dieu.

Un sacre oui, mais quelle improvisation !
La cérémonie fut grandiose mais quelle improvisation ! Pensez donc, tout se décida en une nuit, une nuit de folie ou il fallut en catastrophe étendre les tapis, hisser les tentures, fixer les écussons et les bannières, monter les estrades et placer les fauteuils. Si la Sainte Ampoule était bien disponible, il fallut se passer des ornements royaux. L’épée et la couronne de Charlemagne, le sceptre et la main de justice étaient en zone occupée (par les Anglais), entreposés comme le voulait la tradition en l’abbaye royale de Saint-Denis près de Paris. Peu importe, des objets plus ordinaires firent l’affaire. Mais surtout le casting, ceux qui par ordre de préséance devaient entourer le roi pendant la cérémonie se trouvait chamboulé. On fit appel à des suppléants. Ainsi, le duc de Bourgogne, sera-t-il remplacé par le duc d’Alençon, et le tristement célèbre Pierre Cauchon (celui qui condamnera Jeanne au bûcher) par l’évêque de Beauvais. À la fin de la cérémonie, notre ange, le sourire immuable mais sans doute une larme au coin des yeux, vit-il Jeanne se jeter en pleurant aux pieds de son roi enfin sacré, « le vrai roi, celui auquel le royaume de France doit appartenir ».

Il est décapité
Le temps passa. Sans doute vécut il la Révolution avec terreur voyant ses frères de pierre brisés, cassés, décapités, des portails arrachés, le sceptre et la main de justice brûlés et quelle humiliation, cette cathédrale royale transformée en magasin à fourrage ! Mais le pire était à venir. Il vint le 19 septembre 1914, un mois après la déclaration de guerre. Reims est pilonné par les tirs d’artillerie de l’armée allemande. Ce jour-là, il est environ 15 h, après un violent bombardement, le feu prend à l’échafaudage en bois de la tour nord. Les pompiers débordés par les multiples incendies dans la ville et privés d’eau par l’éclatement des conduites, ne peuvent intervenir efficacement. Mais laissons l’historien Patrick Demouy en faire le récit : une poutre de l’échafaudage en feu s’effondre et décapite l’ange. Sa tête tombe sur le sol quatre mètres plus bas et se brise en une vingtaine de morceaux. Qui se soucie alors de cette statue presque anonyme dans cet enfer de destructions ? Si, une seule personne, un prêtre, l’abbé Jules Thinot, le maître de la chapelle de Notre-Dame de Reims. Dès le lendemain de l’incendie, pieusement il rassemble de nombreux fragments de statuaire qu’il met en sûreté dans les caves de l’archevêché.


Un patriotisme loin d’être angélique
Tout va alors aller très vite. D’abord, la cathédrale de Reims est devenue un symbole grâce à une habile campagne de presse qui dénonce la barbarie prussienne qui a détruit sciemment une partie du patrimoine universel. Et qui donc autre que cet ange décapité pourrait être un meilleur support pour la propagande française ? Mais le scandale n’est pas loin ! II est à la une du New York Times du 6 novembre 1915 : achat d’une tête d’ange de la cathédrale de Reims par un riche industriel américain (le colonel Alfred du Pont de Wilmington). Ainsi, ce que la barbarie allemande n’a pas détruit, des Américains l’achètent avec la complicité de Français. Mais l’enquête qui suit va démontrer qu’il n’existe pas d’inventaire des fragments et que le principal témoin, notre abbé Thinot a été tué au front en mars 1915. C’est à un architecte Max Sainsaulieu (qui sera remplacé par Henri Deneux cette même année) que revient le talent de découvrir le plus gros fragment de cette statue. Ouf ! L’ange devenu Trésor national est bien resté en France.

De l’indifférence à la gloire universelle
Après la guerre, à partir des fragments retrouvés, un moulage est réalisé et la tête reconstituée. L’ange, véritable « emblème national » a retrouvé sa tête remise en place officiellement le 13 février 1926. Plus que sur un piédestal, il accédait ce jour-là au panthéon des gloires universelles. Un symbole inspiré et inspirant comme le souligne le journaliste Marc Blanc en 1932 : soigneusement drapé sous son manteau et confiant dans la beauté de ses boucles frisées, il semble, merveille parmi tant de merveilles, envisager l’avenir avec sérénité … Près de huit décennies plus tard, en 1991, il était classé (ainsi que la cathédrale évidemment !) à l’inventaire du Patrimoine mondiale de l’Unesco.



Un sourire qui pétille
Henri Abelé, propriétaire d’une grande maison de champagne et mécène réputé de la cathédral fonde après la guerre, avec l’architecte Max Sainsaulieu, la Société des Amis de la cathédrale de Reims. II propose aussi à l’archevêque de Reims, la commercialisation d’une marque de Champagne, le Champagne des cathédrales dont les bénéfices iraient à l’archevêché. On dit que le prélat qui ne voulait froisser personne (tout au moins dans le monde du champagne), refusa. Henri Abelé déposera cependant le 27 mai 1918 la marque Sourire de Reims devenue depuis une grande cuvée*.
*Deux cuvées Sourire de Reims aujourd’hui dont la dernière, le millésime 2008 (chardonnay 60 % et pinot noir 40 %) récoltés dans la Côte des blancs et la Montagne de Reims et une cuvée en Rosé (100 % pinot noir des Riceys) millésime 2006 issu d’un processus de macération courte (36 à 48 heures). La Maison de Champagne Abelé (50, rue de Sillery à Reims) fondée en 1757 a été rachetée en 1985 par le Groupe espagnol familial Freixenet.

Document annexe :
Le sourire disparaît au Ve siècle
Extrait du discours d’Arnaud d’Hauterives* sur “Le sourire dans l’art”. Après une évocation des statues de Bouddha et des oeuvres grecques archaïques, il constatait :
“Le sourire disparaît au Ve siècle… en Occident et l’art chrétien ne le sert guère par la suite, malgré le motif de la Nativité. Il faut donc attendre la cathédrale du sourire et cet ange de Reims si miraculeusement préservé. La sculpture gothique, en symbolisant la réconciliation de l’homme et de Dieu, incarné pour le rachat de l’humanité souffrante, rejoint l’esthétique archaïque et Malraux, avec justesse, évoque la connivence bouleversante, par delà les siècles, de ce sourire spirituel : placés côte à côte, l’ange au sourire de Reims et une tête de Bouddha n’imposent-t-ils pas la présence d’un autre monde ?”
*Le comte Arnaud d’Hauterives, peintre et graveur, disparu en janvier 2018 a été trois fois président de l’Académie des Beaux-Arts avant d’en devenir secrétaire perpétuel.