La sculpture de Giacometti dans le regard du photographe japonais Hiroshi Sugimoto
L’Institut Giacometti organise une exposition au titre très théâtral : “Giacometti / Sugimoto En scène”. Elle est organisée autour de la reconstitution d’une scène de nô où dialoguent apparition et réalité. Elle nous montre la grande proximité entre le sculpteur et le photographe. Sur scène, une sélection de sculptures d’Alberto Giacometti, de photographies et de films de Hiroshi Sugimoto ainsi que des masques nô anciens appartenant au photographe.
“Le nô parle des âmes mortes qui reviennent à la vie et deviennent visibles. En photographiant la sculpture de Giacometti, j’ai eu l’impression d’assister à un drame nô, car dans le nô le passé renaît au présent” Hiroshi Sugimoto.
La sculpture de Giacometti comme un drame nô en scène à l’Institut Giacometti.
Hiroshi Sugimoto* (né à Tokyo en 1948) est un photographe japonais à la réputation mondiale. Il présente à l’Institut Giacometti (jusqu’en juin), de façon originale et surprenante quatre œuvres de la série Past Presence ; des oeuvres emblématiques de Giacometti ainsi qu’un ensemble de polaroids réalisés entre 2013 et 2018. Tout a commencé explique Hiroshi Sugimoto en 2013 : “le Museum of Modern Art de New York m’a chargé de photographier son jardin de sculptures. Parmi ces nombreux chefs-d’œuvre, le premier à avoir attiré mon attention a été une sculpture de Giacometti. Une œuvre filiforme, comme si ce corps n’avait plus de chair, mais qui exprimait bien un mode d’être “extrême”. La sculpture de Giacometti avait atteint ce que je voulais avec mon approche de la photographie”.
*Hiroshi Sugimoto partage son temps entre Tokyo et New York. Sa pratique s’étend de la photographie, aux arts du spectacle, à la sculpture, à l’installation et à l’architecture. Il traite de l’histoire et de l’existence temporelle. Il explore les questions relatives au temps et à la métaphysique en reliant les pensées orientales et occidentales. Ses photos figurent dans tous les grands musées du monde. Il expose également dans le monde entier. Il a reçu de nombreux prix. En France, il est depuis 2013, officier dans l’ordre des Arts et des Lettres.
La scène nô peuplée de 5 sculptures de Giacometti
L’exposition En scène s’ouvre sur la reconstitution d’une scène de nô. On y voit 5 sculptures de Giacometti. Elles se détachent sur un rideau de scène traditionnel au motif de pins créé par le peintre du XVIe siècle, Tosa Mitsunobu ; écho au groupe d’arbres proches des sanctuaires devant lesquels se jouait le nô à ses débuts. Pour peupler la scène, Horoshi Sugimoto a choisi deux oeuvres les plus emblématiques de Giacometti des années 1950-1960 : Grande femme que Giacometti a décrite comme la sculpture portée à sa taille la plus haute et Homme qui marche I, à échelle réelle. Rien n’est positionné au hasard. Ainsi, sont-elles placées à l’avant de la scène, apparaissant comme l’essence même de toute existence humaine. Quant aux 3 figures en fond de scène, elles incarnent les musiciens agenouillés du nô.
Des sculptures qui se mettent à danser derrières les paupières de Sugimoto
Dans la scène de nô, les acteurs entrent en scène avec une extrême lenteur, traversant d’un pas glissant un pont (hashigakari) qui relie l’au-delà à notre monde. Bien entendu note Sugimoto, les sculptures de bronze n’esquissent pas le moindre mouvement : “mais, quand je ferme les yeux, les statues de Giacometti sur la scène de nô, empreintes d’une grâce surprenante, se mettent à danser derrières mes paupières“.
Ce pont qui relie les vivants et les morts
Sugimoto, à l’instar d’écrivains amis de Giacometti (Jean Genet, Jean-Paul Sartre, etc.), lit les sculptures comme des apparitions et relie à la mort la fragilité de la silhouette et la singularité de la surface du bronze comme rongé par le temps. Le dispositif du pont, essentiel de la construction de la scène de nô, ne ménage-t-il pas ce passage, un espace où peuvent se rencontrer vivants et morts ? Françoise Cohen directrice et commissaire de l’exposition fait mention d’un rêve décrit par Giacometti dans Labyrinthe (1946) : “je poussais un cri de terreur comme si je venais de franchir un seuil, comme si j’entrais dans un monde encore jamais vu”. A rapprocher du célèbre intertitre du film Nosferatu le vampire de Friedrich Wilhelm Murnau (1922) très appréciés par les surréalistes* : “quand il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre”.
*Tous les deux, Giacometti et Sugimoto, grands admirateurs de Duchamp, ont été marqués par le surréalisme.
Sur scène, le nô avec ses masques qui convoquent les esprits des morts
Le nô est né à la fois de traditions shintoïste et bouddhiste et de spectacles populaires. Il a trouvé sa codification actuelle au XVe siècle. Dans le nô, que des éléments simples : un bonze en voyage, un pont, un rêve. Le bonze traverse le pont et se libère des contraintes du temps séculier et pénètre au royaume des ombres. Les masques que portent les acteurs leur permettent de convoquer les esprits des morts sur scène.
“C’est sur le visage que se lisent le plus clairement nos émotions. L’être humain a acquis sa véritable dimension en apprenant à exprimer avec ses traits les mouvements de son cœur… Dans les temps les plus reculés, le masque, lié au sacré, servait à exprimer les peurs occasionnées par la nature, la manifestation des forces surnaturelles, ou le pouvoir des puissants”. Hiroshi Sugimoto
Trois masque pigment sur bois. Collection Odawara Foundation. Hiroshi Sugimoto, Courtesey of Odawara Art Foundation. Photos © François Collombet
Le rideau aux pins dans le théâtre nô
Le théâtre nô est fortement ancré dans les traditions shintoïstes et bouddhistes. Il était joué devant des pins, à l’entrée d’un sanctuaire. Ces pins servant de toile de fond à une scène nô s’appelaient yogo. Ils étaient considérés comme le lieu de résidence des esprits kami. C’est en leur honneur que se faisaient les représentations théâtrales. Le motif du Rideau aux pins s’inspire de la peinture du Paravent aux pins, conservé au musée national de Tokyo attribuée au peintre Tosa Mitsunobu (XVIe siècle).
*Catalogue co-édité par la Fondation Giacometti et FAGE éditions Lyon, bilingue français/anglais (112 pages, 70 illustrations, prix public : 24 €).
Des performances scéniques de nô dans un film de Hiroshi Sugimoto
Sugimoto s’intéresse à l’héritage religieux et artistique du Japon. Il met en scène de larges fresques historiques où se superposent le temps de la création et celui de l’espèce humaine dont il interroge l’avenir. En 2022, Sugimoto produit et filme, en collaboration avec Shin Suzuki, des performances scéniques de nô dans le site historique du château de Himeji. (Des extraits sont projetés dans le cadre de l’exposition).
Le nô, Giacometti et le monde oriental
Sans aucun doute, l’art de Giacometti s’est nourri à la sculpture égyptienne. Pour la culture extrême-orientale, sa rencontre avec ce monde coincide avec la venue du philosophe japonais Ikasu Yanaihara. En 1954, jeune professeur de philosophie à l’université d’Osaka, il obtient une bourse pour venir étudier à Paris. En novembre 1955, il rencontre Alberto Giacometti, qu’il souhaite interviewer. S’ensuivront de nombreuses visites à l’atelier, jusqu’à ce que Yanaihara devienne à l’automne 1956 le modèle de l’artiste, jusqu’à l’été 1961. Giacometti resent une véritable fascination pour Ikasu Yanaihara ! Il en résulte une douzaine de portraits peints et un buste sculpté mais aussi des esquisses légères sur de grandes feuilles ou griffonnages au bic sur un journal, dessinés au café au plus fort des étés 1956 à 1961. Dans une relation très libre entre Alberto Giacometti et sa femme Annette, nait une liaison avec ce jeune professeur de philosophie (grand connaisseur et traducteur des l’œuvres de Sartre, Genet et Camus). Loin de la cacher à son époux, Annette lui en fait part dès le matin. Elle y mettra fin lorsqu’elle rencontrera et tombera amoureuse d’un jeune poète (de son âge), André du Bouchet, franco-américain, ami d’Alberto.
Les relations quotidiennes entre Alberto, Annette avec Isaku, poussent le couple à fréquenter le microcosme japonais de Paris et à assister aux spectacles de théâtre kabuki et de nô organisés par le tout jeune Théâtre des Nations créé en 1957.
Sugimoto “Past Presence” où les âmes mortes qui reviennent à la vie
Les oeuvres filiformes de Giacometti ne pouvaient qu’inspirer le photographe Sugimoto. C’est comme si ce corps n’avait plus de chair mais qui exprimait bien un mode d’être “extrême”. Il correspondait “à ce que je voulais rendre avec mon approche de la photographie”. Il a donc photographié cette sculpture à deux reprise, un fois en plein jour, une autre fois au crépuscule. “Selon moi, écrit-il, elle évoquait l’image de deux personnages du théâtre nô. Le nô parle des âmes mortes qui reviennent à la vie et deviennent visibles. En photographiant la sculpture de Giacometti, j’ai eu l’impression d’assister à un drame nô, car, le passé renaît en tant que présent”.
Des personnages fantomatiques
Chez Sugimoto, les polaroids interviennent dans la préparation des prises de vues à la chambre de grand format (sa technique habituelle). Il en utilise les négatifs solarisés pour faire apparaître par des effets de matières inédits des personnages fantomatiques.
Grande femme regardant la mer
Alberto Giacometti a peu d’expérience de la mer, peut-être en 1965, lorsqu’il rallia Le Havre depuis New York à bord du paquebot France (la visite de son exposition au Museum of Modern Art) : “c’est comme si je vivais le commencement et la fin du monde…” écrira-t-il. A l’opposé, Hiroshi Sugimoto la découvre enfant depuis un train le menant d’Atami à Tokyo : “mes premiers souvenirs conscients commencent là” de son existence individuelle, détachée de l’univers.
Posée devant la ligne d’horizon de Baltic Sea , Rugen (grande photo), la méditation contemplative de la Grande Femme IV de Giacometti
Sugimoto a fait le tour de la planète pour réaliser ses Seascapes (paysages de mer) ; des paysages intemporels où mer et ciel se superposent dans des variations de valeurs parfois infimes. Ainsi, a-t-il voulu superposé la verticale de Grande Femme IV d’Albero Giacometti à la ligne d’horizon de Baltic Sea, Rugen ; cette grande photo de 1996 qui transpose dans l’espace de l’exposition, cette situation de méditation contemplative. Cette Grande Femme IV est une figure emblématique de la recherche entreprise par Giacometti en 1958 pour la commande (jamais aboutie) du parvis de la Chase Manhattan Bank. Cette grande sculpture photographiée par Hiroshi Sugimoto est pour ce dernier, l’expression de l’essence du monde.
Institut Giacometti : 5, rue Victor Schoelcher 75014 Paris (Près de Denfert-Rochereau). Ouvert du mardi au dimanche 10h-18h (fermeture le lundi). Billetterie sur réservation et sur place : fondation-giacometti.fr/fr/billetterie