Cathédrales, Abbayes, Châteaux, Ponts…

Au pied de la croix dominant l’abbaye (au sein du massif de Fontfroide), Laure de Chevron Villette (née d’Andoque de Sériège). Elle est l’arrière-petite fille de Gustave Fayet qui racheta Fontfroide en 1908. Elle participe aujourd’hui à la destinée de l’abbaye en tant que copropriétaire de la SCI familiale. Elle gère ce prestigieux site ainsi que le domaine viticole employant une trentaine de collaborateurs. Photo © François Collombet

Abbaye Sainte-Marie de Fontfroide, Massif des Corbières (Languedoc).

Fontfroide, comment imaginer plus belle abbaye ?

Bien sûr, « les trois sœurs cisterciennes de Provence », Sénanque, le Thoronet et Silvacane, émerveillent, elles aussi ! Mais Fontfroide, la plus pure, la plus intacte des grandes abbayes cisterciennes, ce chef d’œuvre de l’art roman-ogival, fondue, nichée dans son environnement méditerranéen n’a pas d’équivalent : un vallon isolé et sauvage dans les premiers contreforts des Corbières ; un lieu choisi à dessein par les fondateurs de l’abbaye à la fin du XIe siècle. C’est là que jaillit de la roche, dans les senteurs de la garrigue, une source* d’eau fraîche “fons frigida”* devenue Fontfroide. L’eau, source de vie d’abord puis l’isolement d’un immense massif forestier, tout était réuni pour créer ici une abbaye. Des collines alentours, fut extraite la pierre pour bâtir ce joyau de grès gris, rose et ocre, expression la plus aboutie du style cistercien. Regardez bien cette abbatiale du XIIe siècle, aux lignes épurées et aux dimensions de cathédrale, la salle capitulaire, le cloître polychrome avec ses chapiteaux à décors floraux et ses célèbres baies ogivales surmontés de vastes oculi ! Quel autre patrimoine préservé et privé a su mieux que Fontfroide conserver la spiritualité des hommes qui l’ont occupé ?

*Source qui se retrouve aujourd’hui canalisée sous forme d’un puits dans la cour du XVIIIe de l’abbaye.

“l’enchantement” de la musique grégorienne lors de la Semaine sainte

Et, comme un écho du temps passé résonnent encore les concerts donnés par les violonistes Yehudi Menuhin et Isaac Stern ou par le grand pianiste Aldo Ciccolini. Qui peut se rappeler encore des premiers concerts de Jean-Bernard Pommier en 1967 dans le dortoir des moines ? N’est-ce pas Jordi Savall qui dirige chaque été, le festival Musique & Histoire ; que se déroule le festival des Nuits Musicales de Fontfroide ou qu’on y organise des master classes de violoncelles ; et surtout, dans le silence de cette grande abbaye cistercienne s’élève “l’enchantement” de la musique grégorienne lors de la Semaine sainte (un compagnonnage s’est institué entre l’abbaye de Fontfroide et le Chœur grégorien de Paris). Jean-Luc Déjean qui fut pendant 40 ans au service de l’accueil à Fontfroide a cette anecdote. Elle se passe lors d’un concert de Jean-Bernard Pommier : nous étions au mois de mai, et, pendant l’entracte, les spectateurs pouvaient se promener au-dessus du cloître. Un rossignol chantait sans cesse et une dame s’est approchée de moi pour me demander quel était cet oiseau. Je lui ai répondu qu’il s’agissait d’un rossignol, mais incrédule, elle est repartie persuadée qu’il s’agissait d’un enregistrement prévu exprès. C’est un peu cela l’esprit de Fontfroide, mélange de spiritualité, de silence et d’humanité !

Portail d’entrée de l’abbaye de Fontfroide. Il donne accès à la cour d’honneur qui s’ouvre sur sa gauche vers une immense salle ayant servi de réfectoire au rez-de-chaussée et de dortoir pour les frères convers à l’étage. Photo © François Collombet

De la croix de Fontfroide, un panorama à couper le souffle !

Quel plus bel aperçu de Fontfroide que de gravir la colline derrière l’abbaye jusqu’à une immense croix visible de partout*. ! Un chemin rocailleux y mène. Prendre son temps, le plaisir d’une marche dans ce massif de Fontfroide au milieu de la garrigue où poussent arbousiers, pistachiers, chênes verts, pins pignons, romarin… ! Avant d’accéder au sommet (un dénivelé de 100 m), passage devant une tour de guet. De là-haut, un panorama à couper le souffle. Juste en contre-bas, l’abbaye Sainte-Marie de Fontfroide avec en toile de fond, non seulement une grande partie du site classé mais au-delà, le massif du Canigou au Sud, la plaine viticole de Lézignan-Corbières et la Montagne Noire au Nord. Et par temps clair, la vue s’étend jusqu’aux étangs de Bages et de Leucate et même du littoral méditerranéen jusqu’aux Pyrénées. 

*Croix en fer forgé érigée en 1958 en remplacement d’une croix en bois disparue dans un incendie. Elle a été restaurée par la Ferronnerie Cathare en 2016.

Cette abbaye dont l’écrin est le massif forestier de Fontfroide

Immense écrin végétal pour cette abbaye nichée au cœur du massif de Fontfroide avec sa végétation typiquement méditerranéenne (pin d’Alep, pin maritime, chêne vert, maquis à bruyère, genêts, cistes…). Il couvre plus de 3000 ha (dont près de 1000 ha qui entourent l’abbaye, appartiennent à ses propriétaires). C’est un site classé inclus dans le Parc Naturel Régional de la Narbonnaise situé en parallèle du littoral narbonnais. Il est parcouru par 50 kms de chemins bordés d’essences méditerranéennes (l’un d’eux permet de rejoindre directement l’Étang de Bages à proximité de Narbonne).

Un massif très sensible aux incendies

Chaque année, on craint le pire. En 2021, ce sont 60 ha de pins qui partaient en fumée non loin de l’abbaye. Mais le pire souvenir fut celui de juillet 1986, un incendie criminel. Il démarra aux abords du parking de Fontfroide, ravageant 2000 ha. Les flammes détruisirent les jardins en terrasses à l’exception de quelques cyprès centenaires. Aujourd’hui, nulles traces de ce drame mais presque chaque année, en juillet et août, en raison des conditions météorologiques et au risque d’incendie, le Massif est régulièrement soumis à des fermetures par arrêté préfectoral.

Dans ce jardin à l’entrée de l’abbaye, le char d’Apollon. Une imposante sculpture en terre cuite du XVIIIe siècle provenant du château de Vaux-Le-Vicomte. Gustave Fayet qui l’avait achetée en 1908, l’avait fait venir par train, puis par char à bœufs jusqu’à l’abbaye. Curieuse position puisqu’il tourne le dos aux visiteurs pour pouvoir être contemplé depuis les fenêtres du bureau de Gustave Fayet. Il aurait inspiré la fresque Le jour d’Odilon Redon (dans la bibliothèque). Photos © François Collombet

Un site abbatial en deux quadrilatères d’époques différentes

Quoique construite en plusieurs étapes, il se dégage de Fontfroide, une forte impression d’unité. De la croix, les deux quadrilatères qui composent l’abbaye sont nettement visibles. Le premier est d’époque médiévale. Il regroupe l’abbatiale avec sa nef aux cinq travées qui élève jusqu’à 20 m sa voûte en berceau brisé. Elle a été commencée au milieu du XIIe siècle. Ici on parle de perfection due sans doute à l’admirable pureté de ses proportions. S’y adjoint, la chapelle des Morts (ou Saint-Bernard) élevée au XIIIe siècle à la demande d’Olivier de Termes, bienfaiteurs de l’abbaye lui ayant légué à sa mort, la plupart de ses biens. Quant au cloître (seconde moitié du XIIe siècle), Viollet-le-Duc qui visite Fontfroide en 1843, le considère comme l’un des plus beaux du midi de la France ainsi que la salle capitulaire dont les voûtes reposent sur quatre colonnes en marbre d’une incroyable délicatesse. Le second quadrilatère est composé de corps de bâtiment du XVIIIe siècle dont la grande Cour qui fut aménagée entre le XVI° et le XVIII° siècle. Au premier étage, des logis abbatiaux remplacent les deux tiers d’un ancien dortoir. La Cour de travail (la Cour dite à tort Louis XIV) abritait au Moyen Âge, les ateliers (forge, menuiserie, boulangerie). Elle prit son aspect actuel rectangulaire et de style “classique” à la fin du XVIIIe siècle, quand il ne restait plus que quelques moines et plus aucun frère convers. A cela s’ajoute le bâtiment du XIIe siècle surélevé au XVe siècle et aménagé au XVIIIe siècle comprenant aujourd’hui, le salon vert, l’ancien réfectoire, le grand salon et la salle à manger, et la bibliothèque.

Du haut de ce massif de Fontfroide, près de la croix, le chien Ivan qui accompagne sa maitresse ne semble plus trop impressionné par le panorama et l’abbaye en contre-bas. La vue porte (sur la gauche) jusqu’à ce piton rocheux qu’occupe le château forteresse de Saint-Martin de Toques qu’aimait peindre Gustave Fayet. Photo © François Collombet

Abbaye de Fontfroide, plus de 9 siècles d’histoire

Et si le cloître de Fontfroide était à New York !

Et si aujourd’hui, pour admirer le cloître de l’abbaye Sainte Marie de Fontfroide, il fallait aller jusqu’à Manhattan à New York au fameux musée, The Cloisters. Il s’en est fallu de peu. En 1901, les moines de Fontfroide s’exilent à la suite d’une série de lois qui les obligent à se séculariser, c’est-à-dire rompre tout lien avec la congrégation, renoncer aux vœux et abandonner l’habit. L’abbaye est alors à l’abandon. Elle sera mise en vente par le tribunal de Narbonne en 1908. Une offre est faite par George Grey Barnard, sculpteur américain et fervent collectionneur d’art médiéval. Ce qu’il veut c’est démanteler notamment le cloître du XIIe et XIIIe siècle pour le remonter dans son musée de New York. Y sont déjà ceux des abbayes de Saint-Michel de Cuxa, de Saint-Guilhem-le-Désert, de Bonnefont-en-Comminges, de Trie-sur-Baïse en Bigorre, etc.

Fontfroide devenu “Villa Medicis”

Heureusement ce chef d’œuvre de l’art cistercien ne quittera pas son vallon méditerranéen. Une meilleure offre va bloquer la vente. Elle est faite par Gustave Fayet héritier d’une fortune viticole et son épouse Madeleine d’Andoque de Sériège, un couple d’amateurs d’art languedociens qui possède des Gaughin, Van Gogh, Cézanne, Matisse… Le 23 février 1908, ils deviennent propriétaire de Fontfroide. Va commencer alors une restauration qu’on peut considérer comme un modèle*.Elle durera une bonne dizaine d’années. Ils vont faire de Fontfroide, à la veille de la Grande Guerre, un foyer artistique où se retrouvent peintres célèbres et grands musiciens. Ils se surnomment les fontfroidiens. C’est ici qu’Odilon Redon réalise de nombreux tableaux et pastels dont un chef d’œuvre monumental en 1910 : le triptyque représentant le Jour, la Nuit et le Silence décorant la bibliothèque. A Bièvres (dans l’Essonne), non loin de la maison d’Odilon Redon, le peintre Richard Burghstal (de son vrai nom René Billa) élabore les vitraux de l’abbaye dans la Verrerie des Sablons que les époux Fayet ont créée pour lui. Il remplacera entre 1912 et 1925, les verres en grisailles de l’abbatiale (une tradition cistercienne) disparus, par des vitraux très colorés dont ceux du collatéral nord consacrés à la vie de Saint François d’Assise. Voir aussi la grande rosace de la façade Ouest qui symbolise la création du monde (Dieu apparaissant en majesté, entouré des signes zodiacaux) ; des vitraux qui irradient la nef selon les heures de bleu, d’orange ou de rouge. Style et couleurs rappellent ici les ballets russes triomphant alors à Paris en ce début du XXe siècle. Côté musique un pianiste espagnol virtuose est un habitué de Fontfroide. C’est Ricardo Viñes ami de Maurice Ravel, Claude Debussy et Manuel de Falla, qui lui dédie sa Nuit dans les jardins d’Espagne. Il est également le professeur de piano de Francis Poulenc. Il joue Ravel sur le piano de la bibliothèque. Avec Madeleine son épouse, ils firent de Fontfroide un merveilleux lieu de villégiature. Aujourd’hui, l’abbaye est toujours entre les mains des descendants directs de Gustave et Madeleine Fayet. Ils sont plus d’une centaine devenus les dépositaires d’un héritage spirituel, culturel et patrimonial que constitue l’abbaye de Fontfroide, joyau architectural, élément essentiel de l’histoire du Languedoc et de la nouvelle région Occitanie. Depuis, Ils s’efforcent de perpétuer l’accueil, l’humanisme, l’ouverture aux artistes qui avaient imprégné la renaissance de Fontfroide.

*Pour financer cette immense restauration, Gustave Fayet vendra dès 1908, deux important Gauguin et deux ans plus tard, ses sept Cézanne. “Comme on voudrait qu’il y eût beaucoup, en France, d’amateurs de belles choses de la trempe des propriétaires de Fontfroide, qui aient à cœur la remise en état de ces anciennes abbayes, trop souvent laissés dans un pénibles abandon, et qu’un peu d’amour, (et beaucoup d’argent !) peuvent sauver de la ruine“. (Georges Pillement, La France inconnue).

Donnant sur la cour d’honneur de Fontfroide, le réfectoire des convers, fin du XIIe siècle. Il pouvait recevoir jusqu’à 250 convers. Les 3 grandes ouvertures sont postérieures au XVe siècle. Gustave Fayet fit venir cette immense cheminée de style Renaissance du château des ducs de Montmorency à Pézenas détruit au début du XVIIe siècle. Une cheminée qui n’est là qu’à titre décoratif puisque ce dortoir n’a jamais été chauffé. Photo © François Collombet

Citadelle cistercienne en pays cathare

Avant d’être cette citadelle cistercienne en pays cathare, son histoire commence en 1093. Le pape Urbain II ayant annoncé l’organisation de la première croisade en 1095, le vicomte de Narbonne, Aimeric 1er, avant de s’engager, autorise une communauté de moines à s’installer sur ses terres de Fontfroide ; un site isolé qui se prêtait bien à l’implantation d’un monastère, avec sa source d’eau froide au sein du massif forestier des Corbières. Soumise à la règle de saint Benoît, elle va passer sous l’obédience de l’abbaye de Grandselve, fille directe de Clairvaux, lors de la venue de Saint Bernard en Languedoc et donc devenir cistercienne en 1145. Les donations de la vicomtesse de Narbonne vont ensuite permettre la construction, aux XIIe et XIIIe siècles d’une des plus belles abbayes du Languedoc, vaste ensemble de style roman ogival, chef-d’œuvre d’élégance et de dépouillement. Les premiers travaux qui débutent entre 1170 et 1180 concernent les lieux de prière, église et cloître, et la salle capitulaire. Puis démarre la construction des réfectoires (celui des moines et des frère convers), le cellier, les dortoirs. 

Un cloître chef d’œuvre de l’art cistercien et pourtant !

Etonnant ce décor plutôt riche dans un cloître cistercien, en contradiction avec les principes de modestie et de sobriété prônés par l’Ordre ! Voir les colonnes du cloître toutes géminées et animées d’un jeu de polychromie avec du marbre de couleur rouge et blanc veiné de gris ou encore les croisées d’ogives des galeries éclairées par des arcatures et des oculi. Enfin, que dire des chapiteaux richement sculptés de décors végétaux jusqu’à une grappe de raisin, symbole des vignes que possédait l’abbaye. Chacune des galeries est divisée en quatre travées séparées les unes des autres par des arcs doubleaux brisés, et chacune des travées est voûtée d’une croisée d’ogives.

Un premier cloître roman avait été construit. Il était simplement couvert d’un toit en appentis à charpente apparente remplacée par la construction d’une voûte gothique vers la fin du XIIIe siècle. Sa partie basse est donc romane, la voûte de la salle capitulaire étant en roman tardif (avec ses fameux « boudins » toriques ou ronds) et la surélévation, gothique.

Il faut imaginer un premier cloître roman couvert d’une charpente en bois. Il fut au XIIIe siècle remanié et surélevé en voûtes à croisées d’ogives. De grands oculi (yeux en latin) au centre des tympans viennent l’inonder de lumière. Les colonnettes de marbre remplacèrent alors les colonnes de grés. Photos © François Collombet
Les colonnes du cloître sont toutes géminées et animées d’un jeu de polychromie avec du marbre de couleur rouge et blanc veiné de gris sans compter la glycine qui vient s’y entrelacer apportant un décor végétal vivant. Photo © François Collombet

Le temps de la splendeur et de la puissance

Fontfroide grandit et essaime. Elle fonde bientôt l’abbaye de Poblet en Catalogne, celle de Valbonne dans la montagne d’Argelès, ainsi que les monastères de femmes d’Eine près de Perpignan, des Olieux à Narbonne et de Rieunette près de Saint-Hilaire et implante vingt-quatre granges entre Béziers et Perpignan (24 grosses fermes ou granges fortifiées, un troupeau de 20 000 têtes de moutons, une centaine de domaines agricoles à travers l’Aude, le Roussillon, la Catalogne). Lorsque naît l’hérésie albigeoise, Fontfroide est de loin la plus riche abbaye du Languedoc et la plus peuplée avec 80 moines et 250 convers.

Cette abbatiale qui a tout d’une cathédrale

D’abord les 21 mètres de hauteur de la nef qui fut entreprise contrairement aux usages dès l’affiliation à Cîteaux en 1145 (et surtout après la donation par la vicomtesse Ermengarde de Narbonne en 1157). Sa voûte en berceau brisé est rythmée par cinq travées. Elle contient deux collatéraux dont la voûte en demi-berceau monte à quatorze mètres. Dans le collatéral sud s’ouvrent cinq chapelles qui datent très certainement du XVe siècle. Le transept et le chœur ont été élevés après la nef, à la fin du XIIe siècle. Le transept a peut-être été remanié un siècle plus tard ou même au début du XIVe siècle. Au fond de la croisée du transept nord, un escalier relie directement l’église au dortoir des moines. Dans chacun des croisillons s’ouvrent deux chapelles, toutes quatre orientées à l’Est. Les plus proches du sanctuaire ont une forme rectangulaire à chevet plat, les autres plus profondes, se terminent par une petite abside à cinq pans.

Chœur à abside de l’abbatiale (seconde moitié du XIIe siècle) de plan rectangulaire. Il se compose d’une travée de la même largeur que la nef, voûtée d’ogives et d’une abside à cinq pans, voûtée en cul-de-four. Photo © François Collombet

Au cœur de la lutte contre les albigeois

A la porte du pays cathare, Fontfroide est un bastion de l’orthodoxie, grâce à l’énergie de ses abbés : des hommes saints qui s’en allaient prêcher la juste foi en pays hérétique dit la Chanson de la Croisade Albigeoise. Les cathares, ou albigeois, sont animés par un idéal de pauvreté hostile à l’autorité et aux sacrements de l’Église et croient en une lutte permanente entre les principes du Bien et du Mal. Hérésie que le comte de Toulouse, Raimond 1er, soutenu par l’aristocratie locale, laisse se répandre sur ses terres. L’Église réagit alors violemment, d’abord par des moyens pacifiques, puis par l’appel à la croisade. Épaulé par le puis­sant ordre de Cîteaux, le pape Innocent III organise directement l’offensive. II désigne deux moines de Fontfroide pour lui servir de légats. L’un d’eux, Pierre de Castelnau, va sillonner le Languedoc à la recherche d’appuis sûrs, mais en vain. En janvier 1208, au retour d’une dernière entrevue avec le comte de Toulouse, il est assassiné près de Saint-Gilles par un écuyer du comte. L’offensive est alors déclenchée. Le nouveau légat pontifical, Arnault (enterré à Fontfroide) en confie la direction à Simon de Montfort, qui mettra le Languedoc à feu et à sang. La croisade s’achèvera avec le traité de Paris de 1229, mais l’Inquisition prendra le relais jusqu’en 1244, date à laquelle les derniers résistants périront brûlés vifs. Cet assassinat de Pierre de Castelnau, moine de Fontfroide et légat du pape, qui déclenche la croisade de 1209-1210 aura pour conséquence le rattachement du Languedoc à la couronne de France. La paix revenue, les travaux reprennent : les immenses bâtiments destinés aux frères convers sont achevés. Fontfroide reste un des hauts lieux de la Chrétienté sous les papes d’Avignon (Benoit XII fut abbé de Fontfroide).

Le cardinal blanc devient pape

De grands abbés marquent la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe tel Arnaud de Novelli dont “l’abbatiat dure onze ans. Ayant remarqué son exceptionnelle personnalité, le pape Clément V le nomme vice-chancelier de l’Église romaine et cardinal, puis l’envoie en 1311 en Angleterre réconcilier les barons anglais avec leur roi Édouard II. Arnaud prend également part au procès des dignitaires du Temple. Son corps repose à Fontfroide au milieu du chœur. Son neveu, Jacques Fournier, lui succède à Fontfroide de 1311 à 1317. En 1326, il est évêque de Mirepoix. Et lorsqu’en 1327 le pape Jean XXII le revêt de la pourpre cardinalice, il continue à porter le vêtement des Cisterciens, d’où son nom de « cardinal blanc ». À la mort de Jean XXII en 1334, il est élu pape, sous le nom de Benoît XII : « Vous venez d’élire un âne », aurait-il dit. Il est pourtant passé à l’histoire pour avoir réformé les ordres religieux dont celui de Cîteaux, exigeant le retour à la discipline primitive. Avec cette disparition, l’abbaye perd son dernier grand protecteur. Vient ensuite le temps des bouleversements.

Fontfroide, le Déclin !

Viols*, vols, homicides, incendies volontaires, et attaques en armes ! Les moines de Fontfroide sont mis en accusation dans le premier quart du XIVe siècle. Un long procès oppose alors, devant le sénéchal de Carcassonne, le monastère de Fontfroide aux consuls du bourg de Narbonne ; contentieux qui n’est d’ailleurs qu’un des multiples conflits de juridictions auquel est alors confrontée l’abbaye de Fontfroide. Qu’en est-il du massacre des pauvres lors de l’aumône. En 1322, le Jeudi Saint, comme c’est la coutume chaque année, l’abbé devait donner l’aumône aux pauvres de la région. Ecoutons ce qu’écrit Sylvie Caucanas, ancienne directrice des archives départementales de l’Aude : pour se venger des Narbonnais qui contestent leurs droits de pâturage, les religieux auraient sciemment modifié le lieu et l’heure de la distribution de pain, choisissant de la faire en un endroit étroit et confiné, à l’heure de none, en pleine chaleur. Les pauvres en trop grand nombre se bousculent, tombent et beaucoup périssent étouffés, écrasés dans la cohue, d’autant que les moines n’hésitent pas, pour rétablir l’ordre, à frapper les malheureux en pleine détresse. Les consuls dressent un triste bilan : il y aurait eu 300 morts, voire 400. L’exagération et la mauvaise foi des consuls sont ici, évidentes ! Mais en 1348, la peste noire va changer la donne. Elle ravage le Languedoc. Elle a décimé les 2/3 de la communauté, les moines ne sont plus qu’une vingtaine. Ainsi s’achève l’âge d’or de Fontfroide.

* On dénombre plusieurs adultères (dont 1 avec travestissement), 1 viol de religieuse et 2 pratiques homosexuelles avec viols. Il ne s’agit que de l’abbaye sans compter les granges, dépendances de l’abbaye abritant souvent des enlèvements et des viols.

“vie de château” à Fontfroide” sous le régime de la commende

Fontfroide passe sous le régime de la commende* dès 1476. C’est une abbaye ruinée qui n’accueille plus qu’une poignée de moines en 1594. A eux, la moitié des revenus de l’abbaye (mense conventuelle), l’autre allant aux abbés commendataires (mense abbatiale). Et c’est ainsi que 17 abbés commendataires vont se succéder à Fontfroide, de 1484 à 1790 ; un position très lucrative que va “truster” certaines grandes familles en s’accaparant une partie des bâtiments et en les réaménageant : la famille des Narbonne-Lara de 1476 à 1531 ; la famille italienne des Frégose entre 1548 et 1646 et la famille La Rochefoucauld entre 1667 et 1717. Fontfroide se lancent alors dans une série de travaux d’embellissement : c’est le « côté château » avec son logis abbatial (à la place du noviciat) en grès ocre et rosé des Corbières. N’ayant plus ni convers ni novices à loger, on a fait détruire les bâtiments devenus inutiles et aménager les lieux selon le goût de l’époque : cour d’Honneur, frontons, jardins en terrasses… Les moines, peu nombreux, oublient à leur tour la rigueur de la règle et mangent viande et chocolat, certains jouent même au billard ! 

*Commende (du latin commendare, confier). A l’origine, dans l’attente de la nomination d’un titulaire, on confiait la charge notamment des abbayes à des clercs séculiers. Cette pratique donna lieu à tous les abus. Elle était en effet accordée par le roi comme récompense à des clercs ou des laïques attribuant à son titulaire le bénéfice des revenus de l’abbaye sans que les bénéficiaires aient à assumer les obligations religieuses correspondantes.

Cette grande Cour de Travail (ou Cour Louis XIV) abritait au départ les ateliers (forge, menuiserie, boulangerie), centrée autour du puits où coule cette eau fraiche qui a donné son nom à l’abbaye. Ici, la construction s’est faite en grès. La variété de couleurs s’explique par l’exposition au soleil. Cette cour a pris son aspect régulier et rectangulaire, par la réduction des surfaces de la cuisine, de la salle des moines (le scriptorium) et surtout du réfectoire. La surélévation du sol, de près de 30 cm, correspond aux déblais retirés de ces démolitions. Quant au noviciat, il fait place au logis du prieur conventuel avec une orangerie et, à l’étage, des logements spacieux. Photo © François Collombet

Constance de Frégose, créatrice au XVIe siècle des jardins en terrasses de Fontfroide

Elle est la mère ou grand-mère de 3 abbés commendataires de Fontfroide (1582-1588 : Janus de Frégose ; 1588-1619 : Alexandre de Frégose ;1620-1646 : Dominique de Frégose). Issue d’une riche famille de Génois, Constance, veuve de l’ambassadeur de France à Venise, s’était réfugiée en 1548 dans une dépendance de Fontfroide pour fuir la révolte contre la Gabelle qui s’étendait de Bordeaux à Toulouse. C’est une passionnée de jardins. Les jardins à l’italienne que l’on voit aujourd’hui sur le flanc de la colline, face aux bâtiments au-dessus de la cour d’honneur, sont en partie son œuvre. Ils ont été organisés en différents clos et terrasses successives, reprenant une organisation tracée par les moines. Après l’incendie de 1986 qui les ravagea en partie (un terrible choc pour les descendants de la famille Fayet), ils furent pendant près 20 ans laissés à l’abandon. Couvrant un hectare et délimités par un mur d’enceinte, ils ont repris aujourd’hui, leur splendeur d’antan. Ils sont désormais labellisés “Jardin remarquable” par le Ministère de la Culture. Ils comportent deux parcours. Un parcours « historique », qui retrace l’histoire des jardins depuis le Moyen-âge par différents jardins thématiques. Des statues du XVIIIe siècle ramenées à Fontfroide par Gustave Fayet et remises en état par le sculpteur Alphonse Snoeck (sculpteur belge né en 1942) jalonnent les étages. Le second parcours appelé « la promenade du bosquet » permet d’accéder au point culminant des terrasses le long du mur d’enceinte. Il offre une superbe vue sur l’abbaye et le massif de Fontfroide qui l’entoure.

Dans ces jardins en terrasses (labélisés Jardins Remarquables) situés sur la colline face à l’abbaye, cet impressionnant Bassin de Neptune. Les jardins ont été remaniés par la famille Fayet avec notamment la mise en place d’un réseau de bassins et fontaines et l’installation de statues et vases de marbre. Photo © François Collombet

Le XIXe siècle et le retour éphémère des moines

C’est dans l’air du temps. Fontfroide en 1843 obtient le classement de ses bâtiments sous l’action de Prosper Mérimée, et de son architecte Eugène Viollet-le-Duc. En 1858, les Bernardins de l’Immaculée-Conception, une communauté qui s’était reconstituée à Sénanque, essaime à Fontfroide. Elle devient les Cisterciens de l’Immaculée Conception (une obédience de l’ordre de Cîteaux). Cette renaissance fut marquée par un abbé remarquable, le Père Marie-Jean Léonard. Il est né près de Nîmes en 1815, ordonné prêtre en 1839. Il fit son noviciat à l’abbaye de Lérins. Avant d’entrer à l’abbaye de Sénanque et en devenir maître des novices, il enseignait les maths au petit séminaire de Beaucaire. Cet homme de grande culture, à la personnalité rayonnante et aimé de ses frères devint prieur puis abbé de Fontfroide en 1889* : il fait rayonner l’abbaye comme foyer de charité, lieu de retraite et d’accueil. Ses paroles et ses écrits ont une vaste résonance et ont exercé une grande influence sur des personnalités importantes comme Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Dom Chautard, ou encore Saint Antoine Marie Claret, qui mourut près de lui. A sa mort, en 1895, une foule innombrable participe à ses obsèques, venue de Narbonne et de toute la région. Son procès de béatification est en bonne voie en cour de Rome. Six ans après sa mort, en 1901, à la suite de la loi contre les congrégations religieuses, la communauté cistercienne de Fontfroide dût s’exiler en Espagne (en fait, personne ne retrouva la trace de ces moines !).

*Il existe plusieurs éditions du livre écrit par le Père Capelle sur le père Marie-Jean Léonard de 1903 à 1939. A chaque fin de livre il est indiqué : « ils reviendront » !

Ces milliers de roses que l’automne sur Fontfroide ont flétries

La roseraie de Fontfroide est une des plus grandes roseraies du Sud de la France, avec près de 2500 rosiers. Implantée derrière l’église sur l’ancien cimetière des moines, la roseraie accueille diverses variétés de rosiers, anciennes ou créations plus récentes. Les roses fleurissent de la mi-mai à fin septembre, selon les années. Parmi elle, la Rose « Abbaye de Fontfroide » : création de Guillot, ce rosier est unique, ses fleurs sont doubles et élégantes, évoluant vers une nuance de rose soutenu.

Au pied de l’abbatiale, la nouvelle roseraie réhabilitée en 1990 après un grave incendie. Il ne resta qu’à imaginer la floraison : ces 2500 rosiers divisés en 14 massifs par des petites haies de buis. Voir la rose des Cisterciens et une nouvelle variété créée en 2013 par l’abbaye : la Rose de Fontfroide. Photo © François Collombet
Le temps des roses est passé. Laure de Chevron Villette a maintenant en tête les dernières vendanges (le mourvèdre de l’abbaye) ; l’organisation du XVIe festival Orchidées à Fontfroide, puis, “Les troubadours chantent l’Art Roman en Occitanie”. Enfin (pour cette année), préparer Noël à Fontfroide début décembre. Photo © François Collombet

Abbaye de Fontfroide et ses grands vins des Corbières à la grâce toute cistercienne

Abbaye de Fontfroide, ces grands vins des Corbières à la grâce toute cistercienne (dico-du-vin.com)

Laure de Chevron Villette, propriétaire avec sa famille de l’abbaye de Fontfroide et du domaine viticole de 45 ha. Après avoir été avocate pendant 11 ans, elle est devenue vigneronne depuis 2004. Ici, face au chai du domaine à Saint-Julien de Septime, ancienne grange de l’abbaye. Photo © François Collombet